Groupe régional de psychanalyse
 

séance du 18 Octobre 2003 :
intervention de Bernard Hubert

Le cas Perceval (1)
Analyse du discours d’un schizophrène

Nous connaissons un certain nombre de cas de psychoses qui évoluent spontanément vers la rémission ou la guérison. Relativement fréquents dans les bouffées délirantes, le cas n’est pas rare dans les psychoses chroniques notamment la schizophrénie. Actuellement, les traitements neuroleptiques masquent cet aspect des choses. Aussi, il peut être utile de se reporter aux observations du XIXème siècle, en cherchant à comprendre ce qui, pour un patient, a pu se présenter comme heureuse rencontre, lui ayant permis de renouer les fils brisés de son destin.

Cette investigation peut également nous aider à avancer des hypothèses de travail quant aux questions soulevées par l’abord psychanalytique des psychoses, quant aux questions du transfert, de l’interprétation, de la direction de la cure. Toutes ces questions peuvent trouver à s’éclairer à partir de ce qui se trouve mis en jeu dans le processus psychotique.

Je parlerai à partir d’un texte autobiographique écrit par un patient peu de temps après sa sortie de l’asile, où il avait été interné trois ans.

Voici quelques indications sur la vie de John Thomas Perceval tel que Bateson le rapporte.

Cinquième fils des douze enfants de Spencer Perceval, il naquit en 1803.
Son père, Premier ministre d’Angleterre fut assassiné à la Chambre des Communes alors qu’il avait 9 ans. Quand sa mère se remaria, il avait 11 ans. Ce second mariage resta sans enfant.

La seule allusion qu’on trouvera dans son ouvrage à Sir Henry Carr, le second mari de sa mère, consiste en une utilisation occasionnelle de ce nom dans les lettres qu’il écrivait à sa mère. Lorsqu’il était fâché, il s’adressait à elle non par «Chère maman» mais par « hère Lady Carr».

Enfance sans problème apparent.

A l’âge adulte, il achète une charge dans l’armée où il entre, avec le grade d’officier. Durant sa période militaire, il est très préoccupé par des problèmes religieux.
Au début de 1830, donc à 27 ans, il quitte l’armée, fréquente brièvement l’université d’Oxford et part en voyage en Ecosse afin d’étudier de près les miracles d’une secte, celle des Irvingites. Le adeptes de cette secte s’exprimaient verbalement dans un galimatias inintelligible qu’ils prétendaient être le dialecte des îles Pelew. Ils se préoccupaient beaucoup du problème de la sincérité (2) et voulaient par leurs paroles, exprimer aussi bien la voix du cœur que l’inspiration qui leur venait de Dieu. Cependant, très vite, le comportement de Perceval leur parut malgré tout, trop excentrique.

D’Ecosse, il partit pour Dublin. Son état s’aggrava considérablement, après un rapport sexuel avec une prostituée. Sa conduite devint tellement désordonnée qu’on dut l’interner d’abord dans sa chambre, le 16 décembre 1830, avant que son frère aîné, Spencer, ne vint le chercher et ne le fit interner à l’asile du Docteur Fox, près de Bristol, en janvier 1831. Il resta dans cet établissement jusqu’en mai 1832, date à laquelle il fut transféré dans un autre établissement à Ticehurst dans le Sussex, où il resta jusqu’au début 1834.

A sa sortie de l’asile, il épousa, la même année, Anna Gardner et eut avec elle quatre filles dont la première naquit en 1836.
En 1835, il séjourna à Paris où il écrivit son premier livre qui fut publié en 1838.
En 1840 parut son second livre.
En 1851, il publia un recueil de poèmes : «Poèmes d’un prisonnier à Bethléem» sous le nom de Arthur Legent Pearce mais Bateson ne nous dit rien de ce pseudonyme.
Il mourut en 1876.

Apparemment, il ne présenta pas d’autres épisodes psychiatriques majeurs. Bateson émet l’hypothèse, qu’une des raisons ayant pu entraîner la guérison de Perceval, se trouve dans la rage que ce dernier manifesta à l’égard de ses médecins.
«Il est possible qu’ils (les médecins) l’aidèrent en valorisant sa rage, de même qu’ils le génèrent à coup sûr en manifestant leur inébranlable besoin d’apparaître vertueux et sages» (p. 18 - première édition de 1976).*

Si l’on considère que ce sentiment de rage peut venir redonner consistance et unité à un imaginaire morcelé, effectivement ceci peut être une hypothèse de reconstruction, du moins un des aspects de ce processus.

Bateson ajoute que sa rigidité et sa violence latente sont des éléments qui vont le pousser à donner sens aux hallucinations et par-là à parvenir à la guérison.

«Il doit, dit-il, cette guérison, précisément à ces mêmes idiosyncrasies qui l’avaient précipité dans la folie.» C’est d’ailleurs ce qu’il exprime clairement bien qu’en termes théologiques : «Ainsi le Tout-Puissant condescendait à guérir par l’imagination, cette imagination qu’au moyen d’illusions et de ruses, il avait blessée, brisée, détruite…» (p.17)

L’ensemble du travail de reconstruction, trouve son aboutissement dans son livre, qui en définitive, au-delà du récit de son expérience délirante se veut être un plaidoyer sur la manière de traiter la maladie mentale et sur la manière dont les proches devraient comprendre le malade mental.

«En narrant, nous dit Bateson, et en expliquant par le menu, ainsi que ses griefs et ses difficultés, il (l’auteur) espère faire comprendre aux malheureux parents affectionnés d’une personne dérangée, quels peuvent être ses besoins et comment ils doivent se conduire à son égard, afin d’éviter les erreurs qui furent hélas commises par la famille de l’auteur.»

Toutefois, si tous ces éléments ont pu jouer un rôle dans la guérison de Perceval, reste à comprendre comment ils ont pu intervenir et de quelle manière une transformation de son expérience délirante a pu se faire.

Pour cela, il nous faut revenir sur le déroulement du processus morbide lui-même : comment s’est-il installé, comment a-t-il évolué, qu’est-ce qui a été mis en jeux dans son déroulement ? Autour de quoi ?

Comment débute sa maladie ?

Dans cette première phase, nous pouvons dire que Perceval est à la recherche d’un Idéal, comme réponse à une défaillance interne.

1. Il se décrit comme très tourné vers la religion : « … j’éprouvais de graves conflits quant à la nature et à la vérité de la religion chrétienne… Après plusieurs années de souffrance intérieure et de perplexité, de questions et d’examens de conscience, je trouvai enfin, pour un certain temps du moins, la paix, la joie et un sentiment de triomphe dans les écritures dites évangéliques. » (30).

En 1829, à 26 ans, alors qu’il est encore militaire, il considère sa conduite plus affirmée par rapport à ces principes religieux.
Que dit-il de son engagement religieux ?
Il le présente comme une révélation : « Les opinions évangéliques que j’avais adoptées, contenaient, pensais-je, la lumière de l’éternelle vérité, telle qu’avait choisi Dieu le Père de me la révéler… » (32).

Notons sa référence à Dieu le Père qu’il écrit avec des majuscules.
A partir de là, il devient prédicateur dans son régiment, ce qui le met en contradiction et en opposition avec la hiérarchie. Chez lui, c’est un débat intérieur entre sa croyance, ce qu’il ressent comme une mission et son adhésion à la discipline militaire.

Ceci fait émerger des doutes qui l’avaient assailli quelques années auparavant et qui étaient restés pour lui énigmatiques. Ainsi, en 1827, lors de son séjour au Portugal, méditant sur sa situation, alors qu’il se demandait si placé dans une situation concrète de combat, il ne risquait pas de manquer de courage, il lui apparut qu’une cause plus noble existait qui justifiait qu’on lui sacrifie sa vie et son confort (33). Ce fut comme une révélation de son être religieux, trouvant de surcroît qu’il n’avait pas à sacrifier l’idéal familial, son plus jeune frère étant également militaire, pouvait porter ces idéaux.

De plus, il se sentait ulcéré et trahi par une figure paternelle, le Duc de Wellington, alors Premier ministre, qui passait pour brader le Portugal (34).

Devant ces faits, il ressentait le besoin de devoir être libre afin de pouvoir s’engager d’un côté ou de l’autre « si telle était la volonté de Dieu [à son] égard. » (34)

Il ressentait également les prémices d’un sentiment de fin du monde sur un mode messianique : « J’étais, dit-il, profondément convaincu que nous vivions la fin des temps et que Dieu allait, d’une minute à l’autre, précipiter ses foudres sur le monde car nous avions rejeté ses promesses. » (34)

Il poursuit en remarquant que « c’est au moment où j’aspirai tant à la liberté (c’est-à-dire suivre Dieu) que je fus interné : alors que je voulais servir le Tout-Puissant, je devins Sa honte ainsi que celle de ma famille. » (35)

2. En 1830, il quitte l’armée pour reprendre des études à Oxford. Il dit qu’il a pu accomplir cet acte sous l’emprise de la révélation que son salut était dans la religion.

A partir de là, le processus vers la décompensation psychotique va s’accélérer. Bien que le sujet n’en dise rien, on peut se demander si son départ de l’institution militaire n’a pas été un facteur de décompensation dans la mesure où il n’était plus soutenu par le cadre que celle-ci pouvait représenter comme probable image paternelle.

En tout cas, à partir de là, on peut repérer toute une série de personnages qui viendront occuper cette place du père mais sans jamais venir prendre une réelle consistance symbolique pour lui.

Ainsi, il rencontre à Oxford un vieil homme qui vient manifestement occuper cette place. Il s’avère que cet homme avait porté le deuil de son père après son assassinat, bien que ne le connaissant pas. Ce vieil homme le met en relation avec des évangélistes et meurt peu après. (37)

C’est là qu’il entend parler des miracles de la secte des Irvingites, à Row en Ecosse. Il est pris par une phase de doute (37-38) : y aller, ne pas y aller, qu’en penser ?

On peut se demander quelle est la place du doute chez Perceval. Est-ce une interrogation dans le sens d’une tentative d’évaluation des données du problème ? Est-ce une hésitation ?

J’aurais tendance à penser que le doute chez ce patient traduit la perplexité devant ce qui fait énigme, du fait de la défaillance d’un signifiant. D’ailleurs, dans le même temps, il est assailli par ses premières visions mais dont il dit qu’il ne peut pas en parler, pouvant juste dire qu’elles étaient la représentation de choses qui devaient se passer dans la réalité ; allusion alors à la fin du monde.

3. Il part à la rencontre de la secte de Row. Il est reçu par le pasteur Campbell qui est le chef des Irvingites (disciples de Irving) et dont les disciples parmi lesquels sa fille, sont, vis-à-vis de lui, dans un rapport filial. Le pasteur Campbell a tout pour occuper une figure paternelle.

Comment Perceval va-t-il se situer ? Vient-il en position de disciple recevoir une parole et venir occuper une place filiale, va-t-il faire de Monsieur Campbell un maître ?

Il semble que Perceval vient occuper une place d’élu, à qui l’Autre imaginarisé parle. La vacillation délirante semble s’effectuer là, tout ce qui a précédé n’en étant que les prodromes.

Toute une série d’événements rapportés vont dans le sens d’un message adressé au sujet.
L’Autre s’adresse à lui directement
, ce n’est pas lui qui s’adresse à Monsieur Campbell.

Ainsi, il rapporte une conversation avec une jeune femme dont les paroles inspirées lui sont destinées : « On lui commandait de s’adresser à moi… » (49). De même, les paroles énigmatiques qu’elle prononce : « puis il les fit sortir de Béthamé et dit : demeure à Jérusalem jusqu’à ce que d’en haut te vienne la force. » (40) Il se demande aussitôt : « M’avait-elle transmis « entièrement la communication que l’Esprit lui avait envoyée pour moi. » (41)

Il entend lire les Ecritures avec une voix surnaturelle. Un peu plus loin, il est carrément possédé par l’esprit : il rapporte par exemple la rencontre avec ce qu’il nomme un impie … « j’ouvris la bouche et sans préméditation aucune, me mis à émettre des sons magnifiques… » (42)

« Je me sentais poussé par l’Esprit ; à leur donner un message » (43) … « Je lui dis que je ne savais pas à quoi les paroles faisaient allusion, mais que je croyais qu’on voulait que je les leur dise. » (43)

Cet aspect de possession par l’Esprit va s’accentuer, entrecoupé de doute et de lutte intérieure :

« Un dimanche, au culte du matin à l’église de Monsieur Campbell, je fus amené à ouvrir la bouche et à chanter une partie de psaume tandis que le reste de la congrégation gardait le silence en attendant que Monsieur Campbell commence son prêche. Doutant de mon inspiration, j’hésitais, ne sachant plus que faire. Après un moment de combat intérieur et tandis que Monsieur Campbell était en train de prêcher, je repris suffisamment confiance en moi pour chanter deux versets d’un autre psaume. » (43)

Intervention alors de Monsieur Campbell pour l’interrompre : « J’ai fini. Le pouvoir m’avait quitté ». Suit une discussion chez le sujet. Se rendant compte que ce qui s’était passé n’était pas sa volonté, c’était la preuve que le pouvoir était divin.

Ainsi, si nous acceptons l’hypothèse de l’Autre imaginarisé, il en suit immanquablement des phénomènes de possession.

Que veut dire l’Autre imaginarisé ?
Le Savoir est chez l’Autre. L’objet a est inclus dans l’Autre qui est toute jouissance.
Cet Autre devient totalité.

C’est sans doute là qu’il y a bascule dans le raisonnement logique. Si l’Autre est totalité et non plus universalité face à cet Autre, un sujet ne peut être que fragment, déchet (cf. le Luder de Schreber) ou participer de cet Autre à travers la possession. C’est alors le triomphe du transitivisme. Ce n’est pas être un morceau de cet Autre mais être comme une émanation de cet Autre. Devenir l’Autre. Le conflit intérieur, le doute s’inscrit à cette jonction : être l’Autre. Pour Schreber, capter les rayons divins ou être laissé en plan, devenir déchet. En somme, ce conflit intérieur exprime le malaise d’un Autre trop plein de l’objet, comme les comportements de l’Autiste cherchant en vain à établir la coupure en expulsant inlassablement l’objet de l’intérieur vers l’extérieur, sans y parvenir.

Perceval exprime bien au début du chapitre VI ce dilemme : « … je dirai seulement que je quittai le presbytère de Rowe avec la conviction profonde d’être une manifestation de l’Esprit Saint ; (…) Voilà ce que je ressentais sous l’influence de l’Esprit, mais dans ma chair j’étais à la torture tant je craignais d’être abusé par un faux zèle ou de mauvaises inspirations et de tourner ce pouvoir en ridicule en essayant de faire des miracles qui ne m’étaient pas commandés, ou encore de sombrer dans la mauvaise conduite ; d’un autre côté, j’avais peur de confondre ma crainte des hommes avec mon amour de l’ordre et qu’ainsi, j’assèche la source divine qui m’habitait. » (45)

On voit à travers ces propos que la soumission à l’Autre imaginarisé, donc abolissant la coupure pose des problèmes comme la 2ème partie de ses pensées le montre.

Ce dilemme se retrouvera tout au long de sa psychose même quand il sera envahi par les hallucinations. Plus loin dans ce chapitre VI, on retrouve des occurrences nombreuses de cette crainte d’être abandonné par Dieu. Ainsi de ce passage du Deutéronome qu’il lit comme s’appliquant à lui et où se trouvent des malédictions : « Ces passages, dit-il, s’appliquaient à moi ; je fus bouleversé tout en étant incapable de comprendre comment ce pouvait-être vrai, alors que le Seigneur avait promis de me garder près de lui, de me sauver et de me convertir. » (46)

L’éclatement de la psychose manifeste

Soumis de plus en plus fortement au dilemme dont nous parlions, ce qui déclenchait en lui culpabilité (peut-il endosser d’être le porteur de la parole de l’Esprit ?), doute et angoisses, il rencontre une prostituée et cède à ses avances :

« Je fus assailli par une femme de la ville… une autre… me conduisit vers mon anéantissement. » (48)

Image là de la tentation, de la chute avec tout l’arrière plan biblique, mais aussi rencontre de l’altérité.

A quoi cède-t-il dans la rencontre avec une femme identifiée à l’image du mal, mais aussi qui est l’image du radicalement autre ?

Quel est l’agalma qui le pousse à cette rencontre, mais qui au lieu d’être ce merveilleux objet que renferme le Silène, se transforme en une rencontre néantisante ?

C’est après cet épisode que se produit l’irruption délirante proprement dite caractérisée par :

 

- une série de commandements ayant pour but de montrer qu’il est capable d’action miraculeuse :

 

.parler une langue inconnue
.faire des miracles
.mettre sa main au feu sans se brûler ou être soumis à des commandements contradictoires, ou à des actions insolites : crier la nuit (50)

- prise de possession par l’esprit (51)
- action sur son corps : obligé à prendre des poses fatigantes, mettre en jeu sa vie (52-53)
- mort et résurrection (52)
- prêcher dans des situations incongrues au lord lieutenant
- sentiment de fin du monde

On pourrait résumer l’ensemble de ces phénomènes en constatant qu’il a perdu son libre arbitre et n’est plus que l’objet de l’Autre assimilé à un Sur-moi archaïque. Il y a un déchaînement du signifiant, une perte de ses repères, un effondrement de l’imaginaire avec les conséquences qui en résultent sur son corps.

Ces irruptions délirantes et hallucinatoires s’accentuent et deviennent de plus en plus envahissantes, contradictoires. L’Autre n’est plus régulé et se confond avec les hallucinations.

Face à ce déchaînement hallucinatoire, il y a tout de même ses rapports avec le Capitaine, les médecins, le domestique. Il y a aussi les moyens de contention utilisés, etc…

Avec tous ces petits autres, il est dans un rapport fait de méfiance, de colère. Il les juge incapables, à côté « de la plaque ».

Il a une attitude d’opposition, voire de négativisme, de colère par rapport aux mesures prises à son encontre. Il garde en partie sa fonction de jugement, il critique les soins qu’on lui donne : par exemple qu’on l’immobilise, l’empêchant d’avoir une activité physique qu’il ressent comme indispensable.

On peut se demander ce que cet aspect des choses a pu jouer dans le processus de reconstruction (si ce n’est pas à partir de là que cela a été possible).

D’un côté, un imaginaire qui se désintègre, mais de l’autre, un imaginaire qui reste opératoire.

Comment évoluent délire et hallucinations ?

Il est comme aspiré par un délire cosmique (début du chapitre X, p.63) : tous les anges, Satan y compris, prient pour lui, pour son salut dans l’éternité.

On pourrait s’attendre qu’il participe du Tout, mais les choses sont plus compliquées. Il y a comme une fragmentation des voix qui expriment des pôles contradictoires d’un conflit dont il est le champ de bataille : « Ainsi donc, la voix de mon génie tutélaire et celle d’un des esprits de ma sœur me poussaient à un sacrifice… ; mais un autre Esprit … le contraire. » (63)

Que signifie cette fragmentation des voix, comme la fragmentation du Dieu de Schreber ?
Qu’est-il là dedans ?

Face à ce champ clos, des luttes des Esprits en lui, il se demande si l’entourage n’aurait pas dû agir vis-à-vis de lui autrement : « On aurait dû m’habiller si j’avais refusé de le faire moi-même ; on aurait dû m’inviter à marcher de long en large, sinon sans bruit, du moins avec la même intention de retraite, etc… » (p.63-64).

N’y a t il pas dans cette opposition quelque chose qui échappe à la psychose ? Qui en quelque sorte crée un dedans d’un dehors ?

Car dedans, c’est sans arrêt ordre et contre ordre. Ne peut-on y voir un aspect de la fragmentation ou cette idée de Schreber : « les contraires s’annulent ».

Dans la suite du chapitre X, notons une indication intéressante entre un souvenir et les hallucinations, comme si ce fragment de son histoire ne pouvait s’inscrire pour lui, s’historiciser (p.67 à 77). C’est un air de musique, de vielle qui lui rappelle le souvenir ancien de son père, se penchant vers lui, puis le renvoie à un souvenir du Portugal où un petit mendiant jouait de la vielle. Lui-même devient ce petit mendiant (transitivisme) orphelin recueilli par un prêtre (image du père) qu’il vole et assassine. Il met en jeu le désir de meurtre du père, mais son père ayant été réellement assassiné, comment cela peut-il se jouer pour lui ?

Là, il reste encombré du cadavre (effet de la forclusion) d’où toutes ses images transitivistes du porc plongé dans l’eau bouillante, qui devient lui-même plongé dans l’eau bouillante où il est tantôt assassin tantôt victime, tout ceci restant sur un plan imaginaire.

Le problème est qu’il n’y a pas pour lui, d’inscription symbolique du meurtre, d’où toutes ces images, où la frontière entre lui et l’autre, entre le bourreau et la victime, s’abolit. C’est là, me semble-t-il, qu’on peut situer la forclusion du Nom du Père dans ce cas.

La conséquence est la multiplication des images du père : « Je vois aussi, imprimés sur les rideaux de mon lit, deux sinon trois visages, l’un appartenant à mon Sauveur, l’autre à mon père et l’autre au Père tout puissant ; les deux derniers armés de longues barbes blanches. » (p.70) Reste dans cette vision de la Trinité ?

Il est à noter concomitamment à tous ces phénomènes hallucinatoires, surtout visuels, des phénomènes d’automatisme mental avec répétition des pensées (p.67) ou sentiments que « tout le monde pouvait lire en moi… » (p.72)

Pourquoi les trois images du père ne peuvent-elles s’assimiler à la Trinité, comme lui-même le suggère bien qu’on puisse reconnaître là une tentative d’arrimage ?

Dans la Trinité, « il s’agit de trois figures hétérogènes, le Père, le Fils et le Saint Esprit qui pourtant ne font qu’un ».

Ces figures sont hétérogènes, puisque les figures du père et du fils ne sont pas du même niveau. Elles indiquent un rapport de filiation, dans un ordre hiérarchisé. Justement, la figure du Saint Esprit qui est en dehors de tout rapport hiérarchique permet de réécrire ce rapport hiérarchique dans un ordre différent en supprimant la prééminence de l’un sur l’autre puisqu’à trois, ils écrivent le Un. Il y a tout un jeu de place et de rapport.

Dans l’hallucination de Perceval, tout ce jeu symbolique disparaît. Il y a trois images du père, totalement imaginarisées. Il n’y a plus de « Trois en Un ».

Ce qui est perdu, c’est le rôle pacifiant de la trinité au profit de la menace : « … je m’entendis accuser de moquerie et Il (le tout puissant) me dit d’une voix ferme et sévère : « j’ai juré par ma barbe qu’on ne se moquerait plus de moi ». » (70)

Dans la même suite : apparition d’autres personnages, comme juxtaposé aux précédents, un jeune homme, son frère peut-être. Puis surgissent du même en des lieux différents (ubiquité). On a bien alors une perte des fondements logiques, du principe de non-contradiction du tiers exclu, etc… Alors, que penser du surgissement de son père ? Celui d’un deuil impossible, si l’on suit l’hypothèse qu’il n’y a pas eu pour lui d’inscription symbolique de ce meurtre.

Dans le même ordre, il y a éclatement de la nomination des personnes ou d’une personne en trois noms, ceci s’appliquant à ses domestiques.

      Herminer Herbert
1    Zachary Gibbs – veste noire          ->    Jésus
       Samuel Hobbs – veste bleue

      Herminer Herbert Scott
2    Sincérité                                     ->    Réincarnation d’un des domestiques en Père
       Marshall – son vrai nom


       Herminer Herbert le Simple                  Réincarnation d’un des domestiques de la mère.     
3    Simplicité – Dieu Tout Puissant      ->    Aussi Jésus.
       Poole – son nom                                Combat avec lui (comme Jacob et l’ange)

4    Herminer Herbert le Saint Esprit

Tous étant une incarnation de la Sainte Trinité :

      Un vieux fou en costume bleu
5     = Seigneur Jehovah = Tout Puissant
                                     Toute la Trinité en un seul être

On assiste à un morcellement du symbolique sur le même modèle que le morcellement imaginaire. On a une imaginarisation du symbolique.

Qu’est-ce qui décide du nom, de la permanence du nom ?

Ici, c’est le contexte qui décide du nom. Avec une veste noire, ce sera Zachary Gibbs, mais avec une veste bleue Samuel Hobbs, etc…

Ceci pose la question de la définition de l’identité du sujet qui n’est plus repérable qu’à travers un signe : « l’habit fait le moine » et non un signifiant.

Même quand le sujet recourt à une explication faisant appel à une recherche signifiante, ce qui apparaît, c’est la perte de l’équivocité du signifiant, pour ne retenir qu’une dimension littérale.

Lui-même, à la fin de son second livre, s’exprime sur ce sujet en disant : « La folie est donc également la confusion d’un ordre spirituel (entendre sens figuré) avec un ordre littéral ; le fou met en pratique un ordre qui n’est qu’abstrait. C’est ce qui s’est produit lorsqu’on me dit d’embrasser Herminet Herbert ou de me battre avec lui. Je devais en fait me mettre moralement dans cette disposition et non le faire physiquement » (272)

Même lorsqu’il s’interroge sur le sens des noms qu’il a inventé, les explications qu’il donne restent univoques : « Pourquoi je fus amené à appeler cet homme Herminet Herbert, je n’en sais rien… Quand je demandai à mes esprits de me l’expliquer, ils me dirent que je savais parfaitement que c’était une référence au grec et à l’allemand : « Herminet » : le messager, le héraut, l’interprète (en note : le gardien de la clé d’une porte ou d’un mystère). Herr le seigneur ; « bert » que je ne comprenais pas du tout, me fut donné par les esprits comme signifiant quelqu’un « qui vient de l’enfer ». Je pensai que cette dénomination était une façon familière, pour les âmes expiant leurs fautes, de désigner le Seigneur. Plus tard, je trouvai dans un dictionnaire de vieil anglais que le mot « herbert » ou « heer –bert » signifie Meneur, ou encore Seigneur des Hôtes. » (273)

La détermination du sens n’est plus interne au discours lui-même ;. Je sais que telle personne est telle personne, parce que moi-même je sais que je suis moi-même et cela va fonder mon rapport à la réalité à travers cette prise dans le symbolique.

Or ici, c’est le « je » lui-même qui vacille.
« Est je qui dit je » dit Benveniste.

Si le « je » vacille, le rapport à la réalité va s’inverser. Ce n’est plus moi qui décode la réalité, mais la réalité qui va me parler.

On peut se reporter au très riche commentaire de Lacan sur la fonction du « tu » et du « Sur moi » dans le Séminaire sur les Psychoses. (p. 311-315)

Lacan a soin de définir toute une dimension du « Tu » qui est loin d’être celle à l’œuvre dans la définition de la fonction de la parole comme dans la formule. « Tu es mon maître, tu es ma femme » (311). Il y a tout un registre du tu qui ressort de la définition du Sur Moi dont Lacan dit : « Ce Sur moi est bien quelque chose comme la loi, mais c’est une loi sans dialectique » (312) cf. L’impératif catégorique, le saboteur interne.

Le Sur Moi est là chez le psychotique comme un observateur. On a là, le « tu » à son plus bas niveau comme intimation du « tu » délirant.

« Quand le sentiment d’étrangeté porte quelque part, ça n’est jamais du côté du sur moi. C’est toujours le moi qui ne se retrouve plus, c’est le moi qui entre dans l’état tu, c’est le moi qui se croit à l’état de double, c’est-à-dire expulsé de la maison, tandis que le tu reste possesseur des choses. » (Les Psychoses, p.313).

A côté de cette dimension du « tu » corps étranger, Lacan définit une dimension du tu comme fondatrice dans l’ordre de la parole. (Un tu qui relève du mandat, de la mission, de la délégation, ou encore de la dévolution (Heidegger).
Exemple : Tu es mon maître (315).

Il résume ainsi le problème : « Quand la dévolution se présente d’une façon assez développée, nous pouvons étudier les rapports réciproques du tu, corps étranger, avec la signification qui épingle, capitonne le sujet. » (315).

Une piste est donnée là, à approfondir sur ce qui peut permettre de venir border le délire à partir de ce qui dans le discours du patient excède le tu, corps étranger, et pointe l’horizon de la dimension signifiante

C’est peut-être dans ce sens qu’on peut interpréter ce que dit Perceval, lorsque après avoir longuement décrit un délire de filiation, suivie de condamnation divine suite à son ingratitude (refus délirant de voir sa mère, etc…) (p.103-104), il termine : « Je me souviens que, peu de temps après l’incendie des prisons de Bristol, j’écrivis une lettre à ma mère lui demandant si j’étais vraiment son fils [Pouvoir formuler qui suis-je ? instituer l’autre dans la fonction du tu de dévolution] et si je n’avais pas eu de maître nommé Waldony. C’était au moment où je recouvrais lentement mes esprits. Ma mère m’envoya un certificat de baptême de Lincoln’s Inn et, peut de temps après, l’un de mes frères, venu me rendre visite, me rappela le nom de l’un de nos anciens professeurs et confirma le soupçon que j’avais eu d’avoir été trompé. Je n’avais pas moins grand besoin de ces preuves tangibles pour être pleinement persuadé de mon erreur. » (105)

Une étape me semble manquer entre le tu, corps étranger et le tu de dévolution. Comment peut-il y avoir bascule de l’un à l’autre ?

Il semble que toutes les réactions d’opposition que le patient manifeste vis-à-vis des gardiens ou des psychiatres, surtout lorsqu’il fait état d’un sentiment d’injustice et de non compréhension de leur part, qu’alors, une dimension autre que le tu délirant s’exprime. Il s’agit d’un moment où il fait appel à une loi supérieure, à une justice voire à un savoir universel et non plus totalisant.

Exemple : « On me fit subir ce traitement plus longtemps qu’il n’était nécessaire. D’une certaine façon, le médecin aliéniste croit toujours avoir raison. » (107)

La suite du texte à la même page va dans le même sens. Plus loin, en proie au délire et soumis aux ordres contradictoires des voix, soumis à l’isolement en guise de punition après plusieurs énurésies ou encoprésies dans son lit, Perceval dit : « On (c’est-à-dire les esprits, mais aussi les gardiens) abandonnait le fou que j’étais, aux prises avec sa propre folie, et c’était moi qui devais deviner la raison de tout cela, dans le dénuement mental où je me trouvais. » (111)

Puis, il développe le fort sentiment d’injustice qu’il ressent face à la manière dont il a été traité. Ce sentiment d’injustice est comme le fil rouge qui parcourt tout son texte et qui le pousse ensuite à écrire son expérience sous forme d’un plaidoyer pour une humanisation de la psychiatrie.

J’avancerai l’hypothèse que se sentant traité de cette manière injuste, il cherche à affirmer en contre point son innocence. De quoi peut-on affirmer son innocence sinon d’une faute ? Cette faute, le meurtre de son père, il ne peut la parler qu’à travers hallucinations et délire et comme nous l’avons vu d’une manière indirecte. En retour, c’est lui qui est puni comme s’il était réellement un assassin. Tout ceci ne vient-il pas parler du meurtre du père sans que personne n’en parle ?

Personne ne peut en parler, puisque forclos, le meurtre ne peut pas être inscrit à l’ordre du jour, mais tout vient parler là autour.

N’est-ce pas à partir de cette conjonction d’éléments qu’il peut, de cette place qu’il récuse, faire appel à un ordre de l’univers qui ne soit plus totalisant ?

A partir de là, il peut trouver une place où il n’est plus déterminé par le trou de son histoire. Il ne s’agit plus d’être celui qui possède la vérité, ni d’être celui qui doit sauver l’humanité, mais d’apporter un témoignage qui peut présenter son expérience comme utile aux autres. Etre un parmi d’autres.

Bernard Hubert

_____________________
(1) Perceval le fou, autobiographie d’un schizophrène, publiée par Bateson, Payot 1976.
(2) C’est l’auteur de l’article qui souligne tout au long du texte.
* toutes les pages citées dans le texte renvoient à la même édition de 1976.

 

 

 



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