Groupe régional de psychanalyse
 

Katherine Despax

 

Présentation des malades

 

Témoignage : le point de vue du public, le point de vue du malade
Sur ce thème de la présentation de malades, plutôt que faire référence au script d'un de ces entretiens qui méritent d'être étudiés soigneusement, je fais référence aux présentations de malades faites par Lacan à Sainte-Anne, j'ai pensé réfléchir aux différentes présentations de malades auxquelles j'ai assisté en particulier en cours de formation et témoigner également du point de vue du malade dans les rares circonstances où il a été exprimé. C'est à dire que je désire parler du pire comme du meilleur.

Le pire
Toutes les métaphores sont possibles pour parler des premières présentations auxquelles j'ai été confrontée, dans l'amphi Tatossian du service de psychiatrie à la Timone où deux psychanalystes et enseignants alternaient d'une fois sur l'autre la présentation de malades : usine, show à grand spectacle, grand messe, foire pour montreurs d'ours (pour parodier une réplique célèbre, j'ai envie de dire: "Et l'éthique, bordel?").

Nous en parlions quelquefois entre nous dans le public (venu de bcp d'horizons différents, en principe tous en analyse et en formation, souvent pour devenir analystes) et je me souviens du sentiment de l'hypocrisie des paroles lénifiantes destinées à rassurer le sujet dit malade amené du service lorsqu'il manifestait une surprise, un saisissement ou un choc en entrant dans l'amphi où bourdonnaient les conversations soudain stoppées de 95 ou 100 personnes. "Ce sont des médecins, ils sont habitués" , telle était la formule rituelle; et parfois : "Ce sont des étudiants, ils apprennent".

Il y avait aussi à destination du public l'hypocrisie des paroles de justification par les objectifs de la présentation, du type "la fin justifie les moyens" : "Cela les aide, c'est une chance pour eux de pouvoir rencontrer un psychanalyste et faire le point sur ce qui leur arrive".

Chacun des "présentateurs" était occupé à faire la démonstration de son aptitude à se poser en fidèle disciple et successeur de Lacan et de ses présentations de malades à Sainte-Anne, d'où la répétition des clichés les plus marquants; c'est à dire à faire la démonstration de ce qu'il ou elle était un bon analyste-enseignant, l'enjeu à la clé étant d'être reconnu comme un bon formateur, un bon superviseur ou contrôleur, et donc un analyste dont le divan était stratégique pour tous ceux qui voulaient réussir le parcours qui leur permettrait d'être à leur tour psychanalyste, ou homologué comme tel, au sortir d'une telle "écurie" censée produire des champions – ou des émules dévoués enrôlés sous transfert dans une servitude volontaire.

Enfin je me souviens des moments de grande tension dans le public, quand il apparaissait que le malade souffrait, ne voulait plus rester là, n'était pas libre de partir et que la position du présentateur était éthiquement désapprouvée par un public désireux de se ranger du côté du sujet malade: "Oui, tout à l'heure", "encore un petit peu". Une subtile condescendance, quelque chose d'affecté ou convenu dans la politesse manifestée en guise de sollicitude participait à mes yeux du cynisme avec lequel au bout d'un moment la proie était lâchée (le malade n'avait plus d'intérêt et pouvait être libéré) lorsqu'était obtenue la confirmation du délire, le point de certitude, la mise en évidence de la position et des coordonnées du sujet. A en croire la façon dont l'auditoire passait d'un effectif de cent à une quarantaine, cet exercice d'école, celui de la présentation de malades ainsi orchestrée et conduite, en séance plénière avec micro et dans un amphi, n'était pas sans poser problème aux auditeurs y participant. Je me souviens d'avoir entendu dire par Simone KNEBELMANN qu'un jour LACAN à la fin de sa vie avait giflé une malade et qu'une femme pleurait à côté d'elle en silence dans l'auditoire.

Ou le meilleur
Je ne parle pas de présentation idéale ou de mon idée de la présentation de malades, mais je chercherai à témoigner des différentes présentations existantes auxquelles j'ai participé. À cet égard, il me semble que le nombre n'est pas en soi un obstacle. Je suis allée, une fois dans une petite salle de réunion d'une unité de psychiatrie à la Timone, une autre fois à Montfavet, à ce que j'appellerai des présentations-spectacle ayant rassemblé des analystes en formation dans des collèges cliniques aussi bien que des collègues analystes autour d'analystes de renom, une fois avec Colette SOLER, l'autre fois pour une présentation menée par Jean-Jacques GOROG. Il semblerait que la qualité de la présentation soit d'abord la qualité du présentateur, c'est à dire de l'analyste, à installer le cadre et les conditions d'une parole possible en étant prêt à une qualité de rencontre, abstraction faite du monde rassemblé, tassé dans une salle toujours trop petite pour l'occasion, car on aurait entendu une mouche voler. Il s'agissait plus de laisser assister un public rendu témoin que produire un malade dans la monstration ou la démonstration; la démonstration pouvait suivre, ensuite, dans les constructions auxquelles chacun était invité à participer. Je me souviens de la présentation de Montfavet où Jean-Jacques GOROG semblait avoir suffisamment lâché de conformisme, amener d'originalité, avoir suffisamment de sens poétique et s'exposer assez en vérité, pour qu'il y ait la place que se dise et s'entende quelque chose de l'extrême singularité du sujet, non plus réduit à la catégorie de schizophrène, et pour que soit perçue, sur le versant de l'invention, l'extrême originalité de ce sujet avec ses solutions, ses trouvailles, son interprétation de ce qui lui arrivait et du monde qui l'entourait tandis qu'il consentait à en confier quelque chose dans son dire. Chacun retenait son souffle, certes par respect, mais aussi dans la conscience de partager, tous ensemble dans ce moment, quelque chose d'unique concernant l'inconscient, certes un peu "à ciel ouvert", justement, quelque chose du mode de présence d'un sujet au monde,quelque chose de l'actuel et de la naissance (du sujet) quelque chose de la parole, du dire, de l'origine, quelque chose d'une partie en train de se jouer où nous étions tous concernés.

A l'opposé de ces grands effectifs, j'ai déjà participé à des formations offrant des conditions totalement différentes, dans le cadre de séminaires cliniques, pour la présentation de malades. La configuration du lieu était celle d'une salle de réunion (dans une unité de psychiatrie). Pas d'amphi, pas d'estrade, mais un face à face installé entre psychanalyste et patient au bout d'une grande table autour de laquelle étaient assis une vingtaine de participants, dans l'éventualité d'être pris à parti, interpellé ou sollicité (comme ce fut le cas parfois, de façon agressive, enjouée, angoissée, ou simplement pour demander des cigarettes qui furent données). La présentation avait lieu en présence de la psychologue du service au demeurant également psychanalyste ayant longuement préparé, par des entretiens, cette présentation et demandé le consentement du malade; il est arrivé qu'il ne puisse y avoir de présentation parce que le malade n'était plus consentant le moment arrivé, et que la psychologue du service, garante auprès de lui de sa liberté de sujet, vienne témoigner de ce refus devant le groupe et en dire quelque chose.

En comité encore plus restreint et avec une grande insistance sur la préparation et la position de ceux qui assistant à de tels entretiens, il y avait, dans la bibliothèque d'une unité de psychiatrie, la présentation de malades de José Guey rassemblant peu de participants ayant tous participé pendant un an à un séminaire préalable avant d'y être admis.

Le point de vue du malade
Je voudrais faire place ici au point de vue du malade c'est à dire ce que j'ai pu en recueillir et qui m'a été dit par un patient et que je voudrais transmettre. Il est bien certain que la parole d'un patient lui appartient; dans la confiance que je respecte son anonymat, mais aussi dans une confiance vis à vis de ce que je peux faire de ces paroles reçues et partagées. Et je crois qu'elles ont à être non pas répétées mais transmises. De quelle façon parler de notre clinique est une question dont nous ne pouvons débattre maintenant mais que nous ne pouvons pas esquiver. Je pense qu'il faut que l'expérience soit transmise pour que d'autres puissent écouter d'autres sujets et les accompagner dans cette expérience de parole. Je citerai WINNICOT, écrivant en dédicace d'un de ses ouvrages: "Je remercie mes patients qui m'ont payé pour m'enseigner" et Caroline ELIATCHEF écrivant dans l'introduction à son livre A corps et à cris qu'elle ne peut pas répondre de l'effet de ses paroles au sens de garantir quoi que ce soit, mais qu'elle peut s'engager à en répondre, au sens d'assumer les effets que cet écrit et la clinique qu'elle y expose pourraient avoir.

Je voudrais donc parler de Monsieur V. rencontré dans le cadre d'un travail effectué au titre d'analyste dans deux unités de psychiatrie auprès des patients hospitalisés de deux des quatre médecins, dont le chef de service, présence encadrée par une libre convention de stage contractée entre le chef de service et le psychanalyste dirigeant une formation clinique appartenant à une Ecole jumelée avec une Association de psychanalyse, donc dans un cadre non universitaire (quoi qu'ait été mis en avant l'affiliation de cette école à un département universitaire parisien). Ce qui démontre que rien ne s'oppose à ce que quiconque, au décours d'une formation non universitaire afin d'être analyste, peut actuellement faire un stage volontaire en institution si telle est la volonté des médecins du service. Ce qui avait motivé ma démarche était le désir de faire l'expérience d'un travail d'écoute auprès de patients psychotiques, ce qui me semblait un préalable à toute installation comme psychanalyste profane et ce qui me semblait une mise à l'épreuve de ce travail de parole et des indications d'un travail analytique. Le travail consistait en une écoute des patients qui le souhaitaient, parfois dans un bureau extérieur à l'unité où la présence d'un divan était une référence au cliché que l'on peut avoir de la psychanalyse, et le plus souvent, après mon refus d'utiliser le bureau médicalisé de l'interne, dans une salle de réunion ou de loisirs de l'unité dite ouverte mais toujours effectivement fermée, séparée du couloir par un mur vitré. L'horaire était libre autant que le nombre d'heures effectué et je passais tous les jours plusieurs heures dans le service. Cela pendant neuf mois; j'ai décliné la demande de l'un des médecins de continuer ce travail audelà du terme, aucune rémunération ne pouvant être trouvée qui puisse convenir. Il m'avait été demandé de participer au staff hebdomadaire, de parler avec les équipes infirmières et d'essayer de passer du temps dans le service le soir avec les équipes de nuit qui étaient dites ne pas avoir souvent une telle occasion de parole.

Monsieur V., la cinquantaine, était depuis longtemps connu du service pour avoir des moments suicidaires et était identifié comme schizophrène. Il vivait chez ses parents qui s'occupaient de lui. Il prenait l'autobus pour venir consulter une fois par semaine, refusait de participer aux activités de l'hôpital de jour avec un certain mépris pour les fous, les débiles ou les ignorants qui à son avis fréquentaient habituellement les services de psychiatrie, et lorsque son état ne nécessitait pas d'hospitalisation, son médecin avait accepté ce refus et prévu qu'il vienne une fois par semaine pour le consulter et une autre fois par semaine pour un entretien avec moi dans le bureau de consultation situé hors de l'unité, mis à ma disposition à l'occasion. Monsieur V. avait une maîtrise de mathématiques, parlait plusieurs langues dont l'allemand et l'anglais (avec un accent caricatural, mais vite et fort couramment), en tous cas, il le lisait aussi et il avait lu LACAN.

Il arriva que notre rendez-vous hebdomadaire eut lieu après une après-midi à la bibliothèque où Monsieur V. avait fait l'objet d'une présentation de malades dans le cadre du séminaire de José GUEY dont j'entendais parler par une de mes amies qui en faisait partie. Monsieur V. me parla de la présentation d'un air faussement blasé, un peu las mais amusé et plutôt jovial, installant toujours le transfert sur le mode d'une allusion à une possible complicité intellectuelle ou de travail, comme s'il s'y entendait ou était de la partie lui aussi, ou était un interlocuteur érudit me plaçant à égalité avec lui. L'idée des théories analytiques, ou des théories de LACAN, de Monsieur V. ne ressemblait pas à l'idée que j'en avais et d'ailleurs je me perdais dans ses longs raisonnements confus dont la logique m'échappait, recueillant dans ce texte un autre texte, fait de sa langue, que j'écris salangue, en déclinant lalangue. Avec ce mélange de condescendance et de gentillesse qui lui appartenait, Monsieur V. me dit : "Je leur ai parlé de…", "J'ai pensé que ça pouvait les intéresser". C'est à dire qu'il leur avait dit ce qu'il pensait qu'ils attendaient qu'il dise, ce qui correspondait à l'idée qu'ils en avaient. Etonnant jeu du chat et de la souris, montage en abyme d'un jeu de miroir d'une position où l'arroseur arrosé est indéfiniment renversé, Monsieur V. correspondant peut-être à l'idée qu'on avait de lui ou à ce qu'on attendait qu'il dise jusque dans ce choix de dire ce dont il pensait que cela pouvait intéresser les participants du séminaire de psychanalyse.

Monsieur V. traversait des périodes difficiles où il était très déprimé et angoissé qui se soldaient par une courte hospitalisation, parfois d'une semaine, dont il me disait : 'Ça me fait des vacances: ici on ne me dit pas (comme faisaient ses parents) "lave ta figure et range ta chambre".' Il fallut des circonstances exceptionnelles pour qu'il ne soit plus sur ses gardes et avoue ce qui était un point de délire et que soit mise en évidence la présence d'hallucinations dont il ne parlait jamais. Un jour qu'il s'était trompé d'horaire de rendez-vous je dus le faire attendre et après l'avoir reçu je lui proposai de lui prêter ma carte de téléphone pour qu'il puisse téléphoner à son père et le prévenir de ne pas s'inquiéter de son retour tardif. Il me dit qu'il ne savait pas se servir des téléphones à carte. Je ne savais pas pour ma part où ils étaient situés, mais lui le savait fort bien, se repérant bien mieux que moi dans l'hôpital. Décidée à le laisser mettre en oeuvre des moyens qui correspondaient à son environnement quotidien, je ne lui avais pas proposé d'utiliser mon portable. De la même façon je décidai malgré la pluie de le laisser me guider à pied en passant par son circuit et de ne pas l'accompagner en voiture. Je lui montrai comment utiliser le téléphone avec la carte; il essaya sans succès en n'enfonçant pas suffisamment la carte à l'emplacement prévu et rien ne s'affichait à l'écran. Je lui proposai de recommencer et d'insérer la carte plus franchement dans la fente; absorbé par cette opération, il me dit en reprenant la carte avant de faire un deuxième essai: 'J'ai toujours un peu peur avec ces écrans qu'il y ait quelque chose, je ne sais quoi, qui me regarde'. "J'ai toujours un peu peur avec ces machines".

Entretiens de malades, staff meetings et entretiens avec les soignants : le point de vue des soignants
Aux moments d'angoisse des malades répondait parfois au début de ma présence dans le service l'animosité des soignants vis à vis de la présence d'une analyste parachutée d'office par un chef de service ayant annoncé très maladroitement une psychanalyste sortie de Normale sup. Tel malade au cours d'un entretien avait fait le trajet habituel pour lui de passer du délire sur les schtroumfs bleus qui volent à l'évocation de la mort de son père, encore capté par la couleur du visage et l'image de la suffocation. "Qu'est-ce que vous lui avez dit?" était l'éternelle suspicion de ce que les analystes produisaient inconsidérément des interprétations sauvages, en vertu de l'idée, somme toute assez projective, répandue dans le grand public et dans les medias concernant l'analyse.

A ces inquiétudes répondait l'engagement d'un des médecins du service: "Ce n'est pas de parler qui rend malade". En contrepartie, chacun restant à sa place, je n'ai pas accepté de conduire un malade venu me parler en consultation dans le service pour une hospitalisation, me contentant d'appeler son psychiatre pour lui faire part de son état et lui demander, en réponse à sa propre demande, de venir le prendre en charge lui-même.

Mais bien au-delà des inquiétudes passagères, les soignants m'ont fait part d'une douleur de faire ce métier, et de le faire dans l'isolement. 'Quand on dit dans un dîner qu'on est infirmière, cela provoque de la sympathie. Mais si on ajoute "psychiatrique", un ange passe et ça jette soudain un froid"Est-ce que tu peux dire dans ton travail qu'il y a des fous et que nous on les garde?"

Indépendamment des qualités propres des uns ou des autres, les conditions d'hospitalisation et d'exercice du métier de soignant dans ce contexte accroissent les difficultés de relations au quotidien : lorsque dans le service rempli au maximum sont mélangés tous âges et toutes pathologies, lorsqu'un drogué ou pire, deux, mettent le souk dans l'unité, qu'il faut enfermer à clé dans sa chambre pour la nuit une très jeune fille dont un précédent ambulancier est actuellement en prison pour viol et qui va faire des effets de tenue vestimentaire raccolante auprès de tous les hommes du service en s'offusquant de la moindre avance, que des malades en H.O. depuis 20 ans sont mélangés aux H.D.T. et au tout venant de passage, la violence est importée dans l'unité et des réactions de peur du malade augmentent parfois les difficultés : "Tu verras ce que je te ferai" menace un sujet drogué à l'infirmier de nuit dont la question inquiète rallume le chantage aux menaces : "Tu verras demain ce que je te ferai". Je me souviens de Monsieur G., en H.O. depuis 17 ans, qu'un infirmier très attentif et expérimenté avait voulu emmener faire un tour dans les jardins. Celui-ci renonça au projet et me dit : "Tu sais comment c'est, arrivés sur le parking il a eu sa tête des mauvais jours et j'ai eu peur". Je lui répondis : "Attends, qui avait le plus peur, de lui ou de toi?" Il en convenait; mais il avait été effrayé. Et j'étais peut-être inconsciente et inexpérimentée de ne pas l'être.

Diachronie et synchronie
Je souhaite évoquer deux cas faisant apparaître que le présentateur fait partie de ce qu'il met en évidence, ayant rencontré ces deux sujets tour à tour dans le cadre de mon travail à l'hopital puis dans celui de présentations de malades.

Madame X : "Tu crois qu'elle les a tués, toi, ses enfants?"

Les soignants m'avaient demandé de venir rencontrer Madame X dont la présence était très dérangeante pour le service non pas parce qu'elle prenait tout le monde à parti et vociférait des insultes mais parce qu'au lieu de la compassion que les circonstances de l'hospitalisation auraient dû selon eux générer, suite de couches hémorragiques et difficiles, mort de l'enfant à la maison dans des circonstances non éclaircies, état dépressif, les questions qui entouraient la mort de ce bébé précédée de la mort de l'enfant précédent généraient une horreur imparlée jusque là. Les soignants me demandèrent donc de rencontrer Madame X et je refusai pour cette raison que je n'étais absolument pas mandatée pour le faire, n'étant mandatée pour ce travail auprès de leurs patients que par deux des quatre médecins du service. Ils contournèrent la difficulté : "Oui, mais tu peux nous écouter, nous, t'en parler".

Madame X avait amené son bébé à l'hôpital en parlant d'un saignement dans la bouche; l'examen pédiatrique n'avait rien révélé, il n'y avait pas trace de saignement. Je ne me souviens plus s'il y avait rhume et prise de médicaments. Puis, après un retour à la maison, elle était revenue quelques jours après avec le bébé mort. Une autopsie avait révélé que le bébé était déjà mort depuis plusieurs heures lorsqu'il avait été présenté et ne démontra rien de particulier concernant la cause de la mort. Aucune investigation n'avait été faite alors dans l'histoire de cette patiente ni dans les dossiers précédents la concernant, en particulier le cas de ce bébé a été traité dans l'ignorance de ce qu'un enfant précédent avait été déclaré victime de mort subite. Lorsque quelqu'un se préoccupa de ces deux morts successives il était trop tard pour demander de faire poursuivre plus avant les investigations du médecin légiste. Madame X avait été hospitalisée pour raisons gynécologiques avant d'être transférée en psychiatrie pour son état perturbé déclaré dépressif et tenu pour légitime en les circonstances.

La question a donc pu être formulée par les soignants qui témoignaient de ce que cette histoire les "glaçait" d'horreur : est-ce qu'elle a tué ses deux enfants? Pendant plusieurs jours ils se posèrent mutuellement la question de ce qui restait indécidable mais non plus tabou : "Tu crois qu'elle les a tués, toi, ses deux enfants?" Le mari de cette dame avait fait état de gestes violents envers leur petit chien et craignait qu'elle ne s'en prenne à lui. Cette femme elle-même m'apostrophait, me disant que je devais m'intéresser à elle et qu'elle voulait me parler, elle aussi. Je lui expliquai pourquoi ce n'était pas possible et ne cédai pas. Elle accepta la situation sans la contourner comme avait fait une jeune fille précédemment en me disant "Bon vous ne pouvez pas parler avec moi mais moi je peux vous parler".

L'interne avait fait rechercher tous les dossiers précédents d'hospitalisation et trouvé sur les indications de Madame X une lettre d'un chirurgien attestant avoir à telle date pratiqué sur Madame X une opération du sein. Il avait demandé à me parler et me fit lire cette lettre que je lui rendis en témoignant du non-dit criant que j'y avais lu : 'Je n'y connais rien, mais cette lettre n'est pas médicale. On devrait lire: "ablation de…" et un terme technique inconnu de moi. Mais on ne trouve rien à cette place où quelque chose est attendu.' L'interne revint me voir le lendemain : "Tu avais raison, c'était une intervention après une automutilation avec des ciseaux".

Les soignants, encore fiévreusement préoccupés de leur question tout en ayant réussi à décider entre eux comment traiter Madame X avec le respect dû, comment gérer ses crises de violence et ses insultes et différents comportements concernant l'habillement et sa revendication de laver tout son linge, comment définir des limites, comment gérer le non savoir, m'apportèrent un dessin au crayon noir, une feuille de Canson au format A4 entièrement coloriée, avec en surimpression des traits de crayon épais parcourus d'un grand mouvement où étaient représentés deux grands rectangles surmontés d'une croix et trois petits rectangles également surmontés d'une croix, avec un effort de perspective figurant le volume de tombes ou de cercueils et un clocher dans le lointain. Elle avait commenté son dessin, disant qu'il y avait deux tombes pour les parents et deux plus petites tombes pour les deux enfants. De la plus petite elle ne dit rien, chacun ayant imaginé que c'était pour le chien, chacun étant donc persuadé, sans aucun aveu de sa part dans ce sens, qu'elle avait tué ses deux enfants et qu'elle tuerait son chien et chacun prenant donc la cause des enfants et non se rangeant du côté de la patiente.

Je revis cette dame un soir dans la rue, et la reconnus. Elle attirait l'attention par son comportement très agité, disait avoir cherché la pharmacie de garde où elle entra, et avoir besoin d'un médicament. J'étais très inhabituellement dans une position de recul et de méfiance.

Puis je la revis à nouveau dans le cadre d'une présentation de malade. Elle avait fait des efforts de toilette et était transformée. Ce qui venait sur le devant de la scène lors de cet entretien, c'était son enfance dans une cabane rudimentaire au milieu des bois, les violences subies (d'un père ou d'un beau-père), la relation impossible avec sa mère, quelque chose d'effrayant dans le sordide, l'inceste et le dénuement, et mon étonnement qu'elle soit devenue cette femme apaisée en train de parler de tout ça de bonne grâce. Parce qu'elle n'était pas abordée à partir d'un dossier médical, d'un soupçon d'infanticide, mais à une place de sujet, la présentation de malade était l'occasion de dérouler le fil de son histoire et de l'écouter elle.

Monsieur S. : "Le seul défait que j'ai c'est la boisson"

Monsieur S. est le premier patient que j'ai écouté à l'hôpital: je venais d'avoir un entretien me briefant sur ce qui était attendu de moi et les usages dans le service, je venais d'assister à une réunion hebdomadaire avec l'équipe et je faisais le tour de l'une des unités avec le chef de service qui me laissa devant le lit d'un patient cingalais en me disant entre test et bizutage : "Et ben tiens, puisque vous parlez anglais, peut-être pouvez-vous parler avec ce malade". Il était prostré sur un lit, je lui dis bonjour et lui dis en anglais qu'il pouvait s'il le désirait parler anglais avec moi. Ce fut étonnant, il se redressa immédiatement comme s'il n'était plus le même homme et s'assit sur le bord du lit pour me parler, devenant instantanément très présent et réveillé. Il devait sortir très peu de temps ensuite mais nous eûmes plusieurs entretiens où il entreprit de me raconter son histoire. Il me parla de l'émigration de ses parents vers l'Angleterre, dans l'idée que leurs enfants (un garçon et une fille) recevraient une éducation britannique et seraient ainsi des citoyens de première catégorie. Puis du travail de son père ingénieur en Afrique du Nord dans le secteur pétrolier, puis après avoir économisé l'argent de son travail, l'achat par celui-ci d'un restaurant à Marseille où Monsieur S. travaillait comme serveur, non sans grief contre cette situation qu'il jugeait pénible, son père ayant choisi cet apprentissage en espérant pouvoir lui transmettre la direction de son établissement. Monsieur S. buvait, je crois, et il était très déprimé depuis le suicide récent et inexpliqué de sa soeur, interne en médecine. Il ne parlait pas et présentait pour certains un tableau à la limite de la mélancolie.

Mais Monsieur S. me parla en anglais, avec un magnifique accent de public school, de son éducation, de son enfance en Angleterre, du père toujours absent, avec un sourire emprunt de quelque chose comme de la douceur et de la nostalgie ou de la résignation, ce qui se passe pour un enfant anglais stylé qui se soumet à une bonne éducation au prix d'anesthésier ses émotions ou de s'en distancier, dans un code de bon produit d'éducation en public school qu'il possédait parfaitement. Je me souviens des mots avec lesquels il évoquait ce qui se passait lorsqu'il parlait dans la cuisine à sa mère déclarée schizophrène, entre deux séjours en clinique, et qu'on avait l'impression, disait-il avec un geste de la main descendant comme un écran devant ses yeux, qu'un rideau était tiré, qu'une expression passait sur son visage et qu' à nouveau elle s'absentait tandis que ses paroles ne pouvaient plus l'atteindre.

Grande fut ma surprise de retrouver une ou deux années plus tard Monsieur S. dans une présentation de malade d'un séminaire clinique dont je faisais partie. Je crois qu'il dit avoir été hospitalisé pour un problème de boisson, ajoutant : "le seul défait (=defect=défaut) que j'ai c'est la boisson". Le trajet pris par le questionnaire et ses propres paroles permirent d'interroger quelque chose de ce père d'une logique implacable (cf. paper logic) ayant tout rationnellement prévu d'avance comme du papier à musique tandis que se déroulait le périple initiatique de l'ascension d'un Indien et de sa famille : le mariage avec sa femme puis l'immigration en Angleterre puis la naissance des deux enfants puis l'inscription en public school puis son travail lucratif en expatriation en Algérie dans le secteur pétrolier puis la décision de s'établir à Marseille avec sa famille et d'y acheter un restaurant parce qu'il y avait plus de perspective commerciale ici qu'à Londres pour la restauration indienne, le plan consistant à faire travailler son fils comme serveur afin de le former et pouvoir plus tard lui confier la gérance du restaurant, sans oublier le mariage arrangé du fils avec une indienne soeur de l'un des serveurs. Mais surtout c'était le père qui avait échafaudé le plan de ne pas révéler à la mère hospitalisée en clinique le suicide et la mort de sa fille. Le fils parlait mal le français, ne parlait aucune langue hindoue et ne parlait bien que l'anglais avec cet accent de public school. Au cours de l'entretien il évoqua des souvenirs auprès d'une grand-mère indienne (la mère de la mère que la mère avait dit qu'elle aimerait retrouver) et il manifesta l'intention de faire très prochainement un voyage en Inde dans sa famille pour se changer les idées.

L'entretien se conclut dans l'absence de toute évocation de sa mère et je fis part au groupe de travail, après le départ du patient, de cette criante absence. J'étais stupéfaite de ce que je découvrais : il ne parlait de sa mère que dans sa langue maternelle! Ceci me paraissait une donnée très importante à prendre en compte parce qu'habituellement je serais portée à penser que peu importe la langue, la langue du dire est toujours lalangue, et il m'est arrivé d'entendre qu'était localisé, cartographié, un signifiant organisateur appartenant à une langue que je ne connaissais pas. Ce qui s'entendait n'étant pas du côté d'une signification mais à une certaine place.

Ce sujet m'avait dit qu'il n'était pas bon à l'école (il aurait voulu être pilote d'avions), mais qu'il se sentait "at home with English friends", et lorsque je lui avais demandé la place de la culture et de la religion hindoues pour lui il m'avait répondu: "You put me a question where I have no words".

Les cas non présentables

Monsieur G. : On connaît la chanson

Reste que certains sujets ne sont peut-être pas présentables: je pense à Monsieur G. dont j'ai déjà parlé à propos d'un travail sur l'écoute psychanalytique en institution, c'est à dire par un psychanalyste (je pense qu'il ne peut y avoir d'écoute analytique que celle qui est le fait d'un psychanalyste), essayant de montrer comment ce patient était présenté et parlé, comment il se présentait et comment il n'était pas représenté.

Monsieur G. avait été déclaré débile, ayant été renvoyé d'un C.A.T. où il s'était battu. Il était inaudible et inarticulé et ne supportait pas la frustration qu'il vivait dans l'agressivité, tant la sienne que l'impatience des autres à son égard. Totalement livré à la jouissance il se faisait rejeter, du côté du rebut et il était l'objet d'une jouissance pulsionnelle autoérotique jusque dans l'élocution et la logorrhée, tentant d'obturer la béance de cette jouissance comme un puits sans fond par une voracité dans l'oralité (boulimie, cigarettes). Il ne s'inscrivait pas dans une temporalité dont tous les temps se mélangeaient ("après", "déjà") et la négation elle-même n'était pas inscrite ("elle viendra plus", "elle veut plus").

Monsieur G. se présentait dans un envahissement incessant des entretiens des autres, venant se faire jeter, et fit une demande d'entretiens : "moi aussi" alors qu'il était cru "pas capable". Il commença par des entretiens de 5 minutes, la règle étant que nous ne reprenions pas l'entretien le même jour s'il avait déclaré qu'il avait terminé et s'il était parti. Il fallut du temps pour m'habituer à l'inaudible de son élocution, et je le lui dis. Peu après le début de ces entretiens incompréhensibles il dit, distinctement, au milieu d'un flot de charabia inaudible : "Vous-avez-d'beauxseins". J'étais en robe d'été et il ne quittait pas des yeux mon décolleté. Il répéta en réponse à ma question ("Qu'est-ce que vous avez dit?") "Vous-avez-d'beaux-seins", à la manière d'une holophrase. Je savais alors qu'il n'était pas débile.

Toute la journée il chantonnait faux des tas de chansons en empruntant les paroles de tout un répertoire que je ne connaissais pas: écholalies? holophrases? Je me suis aperçue qu'avec les paroles des chansons quelque chose se disait et j'ai appelé mon travail sur ce cas On connaît la chanson d'après le titre du film d'Alain Rennais. Il me fallut écouter très longtemps et souvent cet éparpillement d'une jouissance où le signifiant lui-même était jouissance, ce glissement métonymique d'un délire non constitué, non localisé, pour que semble se dégager un noyau de réel traumatique autour d'une histoire de chat écrasé par un militaire et que la mère aurait achevé et donc tué. Ma fonction auprès de ce sujet psychotique exigeant (cf."Marquez, marquez…" me disait-il), était effectivement de me faire scribe et secrétaire de toute cette jouissance qu'il m'adressait. Adresser ces paroles et être écouté, c'est ce qui a interpelé les soignants : "Il te parle, à toi?" et, selon les termes du chef de service : "(Cette écoute) a changé le regard porté sur certains malades". Monsieur G. avait été requalifié comme psychotique et non plus considéré comme débile.

Conclusion : que m'a apporté la présentation de malades?
Je crois que la présentation de malades ne peut pas être isolée d'un travail clinique et théorique, du procès d'une formation personnelle et donc d'une analyse personnelle. Ce n'est pas un spectacle regardé avec voyeurisme, ni un cours reçu passivement. D'ailleurs il me semble que bénéficier de ce qui se transmet dans une présentation de malade, c'est y être intéressé, au titre d'une solidarité humaine en premier chef : ce sujet en quelqu'état qu'il soit, et cela me semble être vrai pour l'approche psychique autant que somatique, est dans un des états possibles de l'humain – dont je fais partie, que je suis. Ensuite au titre de l'analyse, en position d'analysant, c'est à dire au titre de l'inconscient, de la prise dans le langage, des avatars du désir, de la naissance du sujet, de l'objet de la jouissance, d'un procès d'humanisation dans lequel je m'inscris.

Il me semble que c'est pour cela que la présentation de malades concerne aussi bien un médecin, un psychanalyste, un soignant, un étudiant, que le sujet dit malade, et que les participants, dans le cadre d'un séminaire clinique par exemple ou d'une équipe institutionnelle, appartiennent à des catégories différentes sinon à plusieurs de ces catégories. Saurait-on exactement dire dans l'affaire qui est enseignant qui est enseigné? Non pas que toutes les places s'équivalent ou s'annulent ou soient indifférenciées. Mais parce que c'est d'abord au titre d'analysant (actuel, ex ou futur) que la présentation de malades peut être reçue autrement que comme un cours ou un spectacle. Et dans une éthique du sujet. 3 December 2004.



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