Groupe régional de psychanalyse
 

Pour une clinique psychanalytique des psychoses :  réflexions autour de la forclusion


Bernard Hubert

 

Qu'apporte la psychanalyse à la compréhension des psychoses? En quoi la lecture qu'elle propose est originale et pourquoi tient-elle à s'appuyer sans en être prisonnière sur le trésor clinique que nous a légué la psychiatrie classique, au rebours d'une tendance actuelle visant à réduire cette clinique au biologique, en évacuant toute dimension du sujet?

L'originalité de la lecture psychanalytique tient dans la découverte de l'impact sexuel dans la psyché. C'est à partir de là que les axes temporo-spatiaux dans lesquels le sujet se meut sont ordonnés. On ne prête pas toujours suffisamment attention à ce fait.

Je ne prendrai que deux exemples connus: Si le stade du miroir a une portée différente chez Lacan, par rapport à la place que lui donne Wallon par exemple, c'est que finalement ce que Lacan met au coeur de l'expérience c'est le manque phallique. Tout le reste s'ordonnera autour de cela.

De même, reprenant la logique aristotélicienne Lacan fera remarquer que son fondement sur l'universel ne tient qu'à exclure le sexuel. Avec les équations de la sexuation, il propose de réintroduire ce sexuel dans la logique sous la forme de l'exception. Il en existe au moins un qui échappe à la castration.

En avançant le concept de forclusion comme explicatif du fait psychotique, la démarche de Lacan reste homogène avec la découverte fondamentale de la psychanalyse.

Je voudrais revenir sur la genèse de ce concept en repartant des premiers textes où il est apparu.

Il est à noter que, lorsque Lacan dégage ce concept chez Freud ce sera à partir de la lecture qu'il fait de l'article de Freud sur la Verneinung et du dialogue qu'il entretient alors avec Jean Hyppolite. Aussi il me paraît intéressant de relire l'ensemble de ces textes, de les confronter, d'essayer d'en dégager les points de difficultés ou de contradictions.

Je me référerai essentiellement aux textes se trouvant dans les Ecrits surtout à l'Introduction et à la Réponse au commentaire de Jean Hyppolite, au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung, se trouvant également dans les Ecrits, au Séminaire I, à "la question préliminaire à tout traitement possible de la psychose." Quant au texte de Freud, nous disposons de nombreuses traductions dont celle des P.U.F., mais surtout celle publiée par le Coq Héron n°8, 1982, établie par Pierre This, suivie d'un abondant commentaire sur la traduction, donnant à ce texte toute sa profondeur.

Mon travail va donc obligatoirement être limité et orienté autour du rapport entre Verwerfung et Verneinung, laissant de côté nombre de problèmes dont on peut trouver des analyses fort pertinentes dans plusieurs ouvrages récents. Citons le livre de Maleval, consacré à la Forclusion du Nom du Père, de François Balmès, "ce que Lacan dit de l'être", ceux de Solal Rabinovitch, "la Forclusion, enfermés dehors" et "Voix", sans oublier un travail un peu plus ancien de Allouch sur "Marguerite ou l'Aimée de Lacan".

Si nous lisons le commentaire qu'Hyppolite fait de la Verneinung et la réponse que Lacan fait à ce commentaire, nous pouvons remarquer une différence de lecture. Il ne s'agit pas pour moi de faire une lecture pointilleuse de ces textes, mais de partir de l'hypothèse qu'une telle différence de lecture recèle une difficulté dont la prise en compte peut nous apporter de nouveaux aperçus.

Hyppolite dans son texte insiste sur la dissymétrie qu'il y a chez Freud entre la définition de l'affirmation, la Bejahung (affirmation primordiale) et la négation.

Si l'affirmation est l'équivalent (ersatz) de l'unification, est le fait de Eros, la négation est le successeur (nachfolge et non ersatz) de la pulsion de destruction.

Nier c'est plus que vouloir détruire. Le procès qui y mène, dit Hyppolite, qu'on a traduit en Français (il s'agit de la première traduction française faite en 1934) par rejet sans que Freud ait usé ici du terme de Verwerfung, est accentué plus fortement encore, puisqu'il y met Austossung, qui signifie expulsion (E 883).

Il s'agit à partir de ce jeu pulsionnel premier de dégager les fondements du jugement chez l'homme.

Nous savons que dans ce texte, Freud dégage une différence de niveau entre le jugement d'attribution et le jugement d'existence.

Dans son commentaire, Hyppolite va s'efforcer de dégager ce qu'il considère comme fondamental et nouveau dans le texte de Freud.

Il met l'accent sur la différenciation originelle qui se joue autour de l'apparition du jugement d'attribution, soit la distinction de l'étranger et du sujet lui-même. Cette opération se fait à partir d'une expulsion. Ce que Freud résume par cette phrase devenue célèbre: "Ce qui est mauvais, ce qui est étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors, lui est d'abord identique", c'est-à-dire que ce n'est qu'à partir d'une expulsion primordiale, sous la dépendance du principe de plaisir, que se fonde un dehors et à partir de là que se constitue le jugement d'attribution.

C'est aussi le moment où l'on pourrait situer le Bejahung, l'affirmation primordiale: "...par exemple dans le jugement d'attribution, c'est le fait d'introjecter, de nous approprier au lieu d'expulser au-dehors" (E855) dit Hyppolite. Lacan ira plus loin en avançant l'hypothèse du réel disant de la Bejahung "que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine, et que c'est rien d'autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne s'offrir à la révélation de l'être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé être". (E 388)

A travers l'accès au symbolique il y a donc ouverture sur le réel.

La position par rapport au réel est déjà quelque chose de complexe chez Lacan puisqu'il dira à propos de l'hallucination, que ce qui a été forclos du symbolique réapparaît dans le réel.

Or le réel résulte de ce qui a été expulsé hors du sujet et qui est "le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation." (E338). Pour le jugement d'existence il s'agira d'autre chose, du rapport de la représentation à la perception. C'est dans ce rapport que se fonde l'épreuve de réalité; non pas trouver mais retrouver l'objet de satisfaction à jamais perdu, donc trouver un objet de substitution. Il s'agit d'attribuer au sujet "une représentation à laquelle ne correspond plus, mais a correspondu dans un retour en arrière, son objet." (E 885)

L'accent est mis ici sur la perte d'une prétendue satisfaction première, complète, perte résultant du rapport du sujet au langage. Ce qui sera retrouvé ne sera donc jamais qu'un objet de substitution plus ou moins satisfaisant.

En conclusion, on pourra retenir du commentaire de Jean Hyppolite que ce qu'il dégage comme fondamental chez Freud, dans la constitution du sujet, c'est une opération d'expulsion primordiale, dont on peut se poser la question de savoir si ce n'est pas là une forme primitive de la négation, dans la mesure où elle entraîne une différenciation du Moi-non Moi. Si nous nous référons maintenant au texte de Lacan intitulé "Réponse au commentaire de Jean Hyppolite", texte contemporain de celui d'Hyppolite, où il dégage le concept de Verwerfung qu'il ne traduira pas encore par forclusion mais par rejet ou retranchement, nous nous trouvons intéressés par plusieurs points dans ce qu'il développe.

Remarquons d'abord, que ce terme de Verwerfung qu'il trouve épars dans plusieurs textes de Freud, ne sera érigé à la dimension de concept, qu'à partir de la lecture qu'il fait de la Verneinung.

Ensuite l'introduction de la Verwerfung comme concept opère au départ comme un modèle de compréhension de l'hallucination et non de la psychose en général.

Enfin dans cette réponse, Lacan part d'un autre point de vue que celui de Jean Hyppolite. Il part du commentaire sur le Verneinung pour fonder un autre concept, celui de Verwerfung. Or la lecture littérale du texte sur la Verneinung, celle que fait Hyppolite, nous mène à la saisie du sujet en général. Pourtant l'interrogation et le détour que fait Lacan, par la psychose lui permettront de revenir ultérieurement à la définition du sujet, sans doute autrement lesté.

Si Lacan introduit un concept nouveau il est intéressant de noter qu'ici -nous sommes en 1953/1954- les analyses qu'il fait de certains points du texte de Freud sont en écart, voire en opposition avec le commentaire d'Hyppolite, sur lequel il s'appuie par ailleurs.

Hyppolite lui, n'aborde en rien cette nouvelle conceptualisation, mais se contents de dégager les lignes de force du texte de Freud.

Voici ce qu'avance alors Lacan:
"Le procès dont il s'agit ici sous le nom de Verneinung et dont je ne sache pas qu'il ait jamais fait l'objet d'une remarque un peu consistante dans la littérature analytique, se situe très précisément dans l'un des temps que M. Hyppolite vient de dégager à votre adresse dans la dialectique de la Verneinung : c'est exactement ce qui s'oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé." (E. 387) Et plus loin: "La Verwerfung donc a coupé court à toute manifestation de l'ordre symbolique, c'est-à-dire à la Bejahung que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine..." E(387-388). Si nous lisons attentivement ces phrases plusieurs remarques viennent à l'esprit. En premier lieu le procès d'expulsion et de Verwerfung sont mis sur le même plan. Ce qui est Verwerfung, retranché, se retrouve au niveau de l'expulsé, donc du réel, mais pas de ce réel qui s'offre à la révélation de l'être. En second lieu ce qui est Verwerfung viendrait à la place de la Bejahung. Enfin la Bejahung est décrite comme fondant le jugement attributif et non comme résultant du procès d'expulsion primordiale -l'Austossung. De plus il me semble que toute la clinique objecte à considérer la Verwerfung en opposition pure et simple à la Bejahung, ce qui voudrait dire que ce qui est de l'ordre du jugement d'attribution ne fonctionnerait plus. Or un rapide examen montre que c'est exactement l'inverse, qu'il y a comme une hypertrophie du jugement d'attribution dans la psychose selon le modèle quasi exclusif: du, "ce qui est étranger est mauvais". On pourrait même dire que ce qui est forclos libère la fonction du jugement d'attribution qui prend alors un tour caricatural.

Solal Rabinovitch montre bien dans son livre sur la Forclusion, publié aux éditions Erès, que Lacan reformule sur ce point sa thèse, pour aboutir dans l'Ethique quelques années après, à considérer le temps de l'Austössung comme primordial, et la Bejahung comme antérieure à la Verwerfung.

Déjà dans le séminaire sur les psychoses Lacan considérait, en reprenant l'analyse de l'hallucination "que la Verwerfung porte sur un symbolique préexistant et même sur une présence primitive du signifiant dans le Réel" (Solal Rabinovitch, La Forclison, p.33).

Dans l'Ethique, alors qu'il approfondit sa réflexion sur le sujet en général, Lacan sera amené à lever complètement la confusion entre Austossung et Verwerfung.

L'Austössung sépare l'Autre de la chose "en tant qu'expulsion du réel et constitution du premier extérieur" (SR,p. 34) "Il semble clair, dit-elle, désormais que l'Austössung porte sur le réel et que la Verwerfung porte sur le fragment de la batterie signifiante introduite dans le sujet par la Bejahung" (SR, p.34)

Ainsi l'Austössung fait partie du procès de la Bejahung qui entraîne une séparation entre la Chose, Das Ding, dont la jouissance sera à jamais perdue et l'Autre, comme trésor des signifiants, vidé de jouissance. Nous savons que Lacan proposera à la fin de son séminaire sur les psychoses, soit en juillet 1956 de traduire Verwerfung par forclusion et qu'il le fera porter sur un signifiant privilégié, le Nom du Père. Tout ce séminaire est consacré à l'étude de la place organisatrice de la fonction paternelle comme élément assurant la cohérence de l'ensemble des signifiants avec des accents anticipant sur ce qui sera énoncé dans les dernières années comme dans le séminaire, le Sinthome. Ainsi cette phrase: "...si nous essayons de situer dans un schéma ce qui fait tenir debout la conception freudienne du complexe d'OEdipe, ce n'est pas d'un triangle père-mère-enfant dont il s'agit, c'est d'un triangle (père)-phallus-mère-enfant. Où est le père là-dedans? Il est dans l'anneau qui fait tenir tout ensemble." (S.III p.359)

Nous ne sommes pas loin du quatrième rond nouant les trois autres.

L'effet de dislocation, qu'entraîne la forclusion de ce signifiant, apparaît, pourrait-on dire, découler directement, comme Lacan l'exprime très clairement, et très brillamment: "Il s'en suit un processus dont nous avons appelé la première étape un cataclysme imaginaire à savoir que plus rien ne peut être amodié (c'est-à-dire médiatisé) de la relation mortelle qu'est en elle-même la relation à l'autre imaginaire. Puis, déploiement séparé et mise en jeu de tout l'appareil signifiant - dissociation, morcellement, mobilisation du signifiant en tant que parole, parole jaculatoire, insignifiante, ou trop signifiante, lourde d'insignifiance, décomposition du discours intérieur, qui marque toute la structure de la psychose. Après la rencontre, la collision avec le signifiant inassimilable, il s'agit de le reconstituer, puisque ce père ne peut pas être un père tout simple, un père tout rond, l'anneau de tout à l'heure, le père qui est le père pour tout le monde. Et le président Schreber le reconstitue en effet." (S III p.361)

A partir de là est-on sorti de ce que nous relevions plus haut comme difficulté? Lorsque Lacan avance la référence au signifiant du Nom du Père, il n'est plus alors question, du moins explicitement de ses premières références à la mise en place de la fonction du jugement. Il est à remarquer que lorsque Lacan introduit la forclusion du Nom du Père, c'est en référence au remaniement opéré par le délire qui est tenu pour paradigmatique de la psychose.

Pourtant toute la psychose infantile, ainsi que les formes déficitaires de la psychose adulte trouvent à s'éclairer avec ces premières références qui essayaient de saisir l'originaire.

On a bien l'impression que ce qui ne peut pas fonctionner dans l'autisme par exemple, c'est la possibilité pour le sujet de re-trouver l'objet ou encore qu'il ait accès, à travers une perte première à cette possible retrouvaille. Je prendrai comme exemple cette réaction d'effroi, de panique, et de sidération qui s'était emparé de cette fillette autiste alors que j'amorçais avec elle un jeu de cache-cache. Comme je me cachais et que je réapparaissais, elle manifestait de la joie. Mais lorsque je me cachais dans un autre endroit et qu'elle me cherchait là où j'avais été premièrement, ne m'y trouvant pas, et me voyant apparaître ailleurs, elle restait pétrifiée et se renfermait dans son autisme. Comment pouvais-je ne pas être là où elle me cherchait. Comment pouvais-je être ailleurs? Pour elle je ne pouvais qu'apparaître dans le même endroit, caché ou pas, mais toujours dans cet endroit là. Mon apparition ailleurs revêtait un caractère quasi-hallucinatoire, surgissement d'un réel inassimilable. Ce qui est intéressant de constater dans cet exemple clinique, c'est que l'image quasi-hallucinatoire ne surgissait pas au niveau du lieu où l'objet était absent, mais se superposait au lieu où j'étais présent en chair et en os, mais où elle ne m'attendait absolument pas, comme si le lieu se fragmentait. En me voyant elle voyait mon fantôme.

Pour le sujet, l'espace et le temps ne faisaient qu'un et ne pouvait pas être dissociés. Il n'y avait qu'un espace et qu'un temps possible. Je pouvais disparaître et réapparaître, ce qui pourrait laisser entendre qu'il y avait mise en jeu d'une dimension temporelle, comme d'une dimension spatiale, puisque le jeu se passait dans un endroit donné de mon bureau en opposition au reste du bureau. Mais comme le fait de réapparaître ailleurs entraînait cet effet de pétrification que nous avons décrit, cela montre bien qu'il n'en était rien. Pour elle espace et temps se confondaient. Il est difficile de dire ce qu'était pour le sujet cet espace-temps unique.
Par contre que le jeu puisse se dérouler jusqu'à un certain point, dans des conditions données, respectant cet espace temps unique, peut nous permettre d'avancer l'hypothèse que l'objet pouvait être trouvé, mais non re-trouvé. Pour cela, pour qu'il puise être retrouvé, il était nécessaire qu'il puisse être perdu et que seule reste la trace de cette perte et de la satisfaction qui y aurait été attachée.

Nous retrouvons les deux moments des jugements d'attribution et d'existence. Mais ici le jugement d'existence ne fonctionne pas, ne s'est pas mis en place.

Seul fonctionne le jugement d'attribution on au moins certains de ses aspects. En tout cas il y a prise du sujet dans un minimum de signifiants mais à un stade antérieur à l'advenue de la négation.

Lacan, dans la "question préliminaire", situe ce moment comme celui, "dans la lettre 52 de la correspondance avec Fleiss, où il est expressément isolé en tant que terme d'une perception originelle sous le nom de signe, Zeichen". (E. p.558) (Ce sont les Wahrnehmungizeichen WZ=signes de perception de la lettre 52).

Ainsi la description et l'analyse de ce cas clinique nous ferait porter la forclusion sur le jugement d'existence et non sur la Bejahung et le jugement d'attribution. La référence au Nom du Père si elle reste pertinente dans la mesure où c'est autour de la négation, donc de l'interdit de la jouissance que porte son action, que ce soit l'interdit formulé dans l'OEdipe ou celui interne au jugement, reste ici trop global. Considérer la forclusion et ses conséquences à travers le jugement me semble pouvoir éclairer tout un pan de la clinique en dehors des délires organisés. Ici ce que le sujet n'arrive pas à jouer c'est la perte, celle que révèle le Fort/Da avec justement l'accès à la négation.

Il y aurait lieu de distinguer ce moment où la perte peut se jouer, du moment de l'expulsion primordiale, même si ces deux moments sont dialectiquement noués. La clinique de l'autisme permet de situer nettement les deux temps. ainsi de ces autistes qui veulent faire passer tous les objets de leur chambre par la fenêtre, dans un mouvement d'expulsion, cherchant à créer un extérieur mais aboutissant toujours au même échec. Tel Sisyphe et son rocher, tout et toujours à recommencer. Pourquoi cela ne s'inscrit-il pas pour le sujet? Telle est la question.

On peut constater que ce n'est qu'après, qu'une perte significative survienne pour le sujet qu'un changement peut se produire.

Sur le plan de la méthode une difficulté persiste. On peut se demander s'il est encore légitime de parler de jugement d'attribution, si le jugement d'existence ne fonctionne pas, tellement leur description les montrait indissociable l'un de l'autre. Il est bien certain, même si logiquement l'un précède l'autre, que l'accès au jugement d'existence va transformer ce qui pour le sujet est jugement d'attribution.

Aussi il me paraît important de ne pas considérer ces deux moments comme des stades avec libération de l'un si il y a dissolution de l'autre. Ce qui rend la perte significative c'est bien sûr dans la mesure où quelque chose de l'Autre se trouve engagé. Il n'est pas possible de déterminer à priori ce qui va jouer ce rôle.

Ainsi pendant de longs mois, une fillette que je suivais, jetait tous les objets qui étaient à portée de sa main à travers la porte donnant sur le couloir, quand cette porte était ouverte. Rien ne pouvait modifier son comportement, aucun non, aucun interdit pouvait venir inscrire une limite. Les choses se transformèrent quand, comme je le rapportais dans un travail précédent, je décidais de ne pas renouveler la pâte à modeler qu'elle emportait chez elle à la fin de chaque séance. C'était alors un objet qu'elle avait particulièrement investi et un embryon de jeu s'était instauré autour des modelages qu'elle me demandait de faire.

A partir de cette confrontation au manque aussi bien le sien que le mien, le processus d'expulsion pouvait se mettre en place et pouvait venir prendre sens pour le sujet. Les Jets d'objets disparurent à ce moment-là. La clinique de l'autisme là encore nous permet de jeter un regard sur l'originaire, puisque souvent lors de ces transformations on voit l'enfant hésiter dans le franchissement d'un seuil comme si une barrière invisible venait se dresser entre lui et l'extérieur.

Ce détour par l'autisme peut venir enrichir notre réflexion puisque ce qui est problématique c'est le temps premier de l'expulsion lui-même et ce que nous voyons se mettre en place quand une évolution se dessine, c'est la constitution d'un réel comme conséquence de cette expulsion. Corrélativement il y a limitation de la jouissance et création d'un espace de plaisir. Il n'est pas rare de voir apparaître alors de véritables moments de jubilation chez l'enfant.

Cependant le passage ou l'articulation entre jugement d'attribution et d'existence reste, en tout cas dans mon expérience, un horizon difficilement franchissable dans ces cas, comme si le temps de la mise en place de la négation comme symbolicité explicitée assurant une marge d'autonomie dans le fonctionnement de la pensée nécessitait un appui particulier..

C'est peut-être à partir de là que nous pouvons revenir aux problèmes de la psychose adulte et tenter d'articuler une explication de l'une par rapport à l'autre qui prenne sa place au niveau de la structure. En effet, si la forclusion depuis Lacan a été un concept largement utilisé pour décrire la psychose adulte, cela a été beaucoup moins le cas pour expliciter la psychose infantile où dans l'ensemble les textes sont plus centrés sur la clinique. S'agit-il de deux réalités différentes ou bien compte tenu des moments de la vie où ces pathologies s'installent, de désorganisation touchant des niveaux différents de la structure? Lacan, alors qu'il est en train de reconsidérer dans l'Ethique comme je le disais plus haut, le rapport de la négation à l'austossunng, l'expulsion, a une phrase sur la Verdrangung où il établit une relation entre la forclusion et la négation. Il vient de parler de la différence entre la Verdïngung, le refoulement et la Verneinung, la dénégation. L'une apparaissant comme la forme inversée de l'autre quant à la fonction de l'aveu: "J'indique, dit-il, pour ceux à qui ceci fait encore problème, que vous avez de même une correspondance entre ce qui s'articule pleinement au niveau de l'inconscient, la Verurteilung, la condamnation, et ce qui se passe au niveau distingué par Freud dans la lettre 52, dans la première signification signifiante de la Verneinung, celle de la Verwerfung." (Ethique p.80)

Solal Rabinovitch parle à ce propos d'hésitation de Lacan qui par ailleurs est en train de ramener la négation à l'Austössung, l'expulsion. Il me semble au contraire que ce rapport que fait ici Lacan fait "écho à ce que Freud relevait dans son texte sur la Verneinung à propos de négativisme dans la psychose, véritable plaisir de nier, qui s'il reflète une désintrication des pulsions, n'en conserve pas moins un rapport à la négation,. On peut se demander à partir de là, ce que devient la négation dans la psychose. Un détour par les textes de Freud sur la psychose "Névrose et psychose" et "la perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose" peut nous éclairer . Ces deux petits textes sont de 1924. La Dénégation est de 1925, donc comme on le voit très proche dans le temps, quant à leur élaboration.

Ces textes de Freud ne prennent toute leur profondeur que si l'on s'interroge sur ce qu'il peut mettre sous le terme réalité. Si l'on considère le terme réalité uniquement dans son sens usuel, de la réalité extérieure, la lecture de ces textes devient tautologique et plate. Par contre si l'on considère que l'appréhension de la réalité réfère à la constitution de cette réalité, alors les textes prennent de l'épaisseur. Le principe de réalité chez Freud est également dépendant du principe de plaisir ce qui n'est pas sans poser la question de,comment on en sort. La lettre 52 montre l'existence d'un écart entre le pôle perception et l'inscription des signes de perception. Le pôle perception est pris dans du quasi-hallucinatoire et en tant que tel ne mémorise pas l'expérience. Dès que la perception est enregistrée sous forme de traces, un écart s'introduit avec la perception elle-même.

Pour la compréhension de l'exposé rappelons brièvement les hypothèses que Freud avance dans cette lettre 52, pour rendre compte de la manière dont les traces mnésiques sont conservées dans notre psychisme. les auteurs, Mayette Viltar et Anne Porge qui retraduisent cette lettre dans le N°1 de Littoral font remarquer que Freud dans ce travail "présente un procès de l'expérience psychique qui est un procès divisé : un de perception, lié à l'action hallucinatoire qui est un procès de fiction, et un de pensée, qui est un procès de retrouvailles de l'objet. Quand le signe, première manipulation de l'objet, peut lui-même se lire comme un objet, un morceau modulatoire, alors il devient une lettre, "structure essentiellement localisée du signifiant" (Littoral N°1, p.164)

Nous savons que Freud propose trois types d'inscription :
- I - WZ les signes de perception; WZ assemblée d'après les associations de synchronie.
- II - UB l'Unbewustein, Inconscient, deuxième inscription ou données selon des relations causales.
- III - Vb - Vorbewustein, Préconscient, Troisième réécriture liée aux représentations de mots.

Ces trois modes d'inscription étant encadrés à une extrémité pour le pôle perception et à l'autre extrémité pour le pôle conscience, étant entendu que conscience et mémoire s'excluent.

L'absence de traces mnésiques, comme le montre l'exemple que je rapportais, débouche sur l'hallucination. Quand j'apparais dans un endroit différent de celui où elle m'attendait, Chloé n'est plus dans la retrouvaille, la reconnaissance de ce qu'elle connaissait, mais devant le surgissement de la première fois. Dans l'hallucination il s'agit toujours de la première fois.

L'inscription des signes de perception, donc l'écart introduit avec la perception elle-même implique la perte, la disparition de cette première fois. Chaque retour dans la recherche de l'objet de satisfaction se fait autour de cette perte et inscrit cette perte.

Nous avons là en quelque sorte la matrice originelle de ce qui permet de fonder la réalité, jeu complexe s'organisant autour de l'expulsion primordiale. Car dès ce moment "ce qui du perçu (Ding) sera admis (attribué) (au-dedans) deviendra un représenté, tandis que ce qui restera au-dehors du moi parce qu'il aura été exclu restera de l'ordre de la chose". (SR 41) Ainsi la réalité apparaîtra dans le lieu où l'objet peut être retrouvé et le réel celui où reproduire l'objet (l'hallucination) ou celui où faire réapparaître l'incandescence de son impossible à toucher". (SR 41)

C'est ce temps du jugement d'existence (de la retrouvailles) qui nous permet de saisir toute la portée de l'épreuve de réalité.

Or dans le premier de ces textes de 1924 sur la psychose Freud développe la thèse que si dans la névrose il s'agit d'un conflit entre le moi et le ça, dans la psychose par contre il s'agit d'un trouble entre le moi et le monde extérieur, que le moi se crée "autocratiquement un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois."

Comment comprendre ces remarques si on veut dépasser le simple constat que le psychotique fuirait la réalité pour un monde imaginaire. C'est le mécanisme même de ce qui fonde la réalité qui se trouve ici perturbé. C'est cette perte première qui est refusée. Tout se passe comme si l'objet premier de satisfaction pouvait être trouvé et valait donc comme une réalité. Le temps du jugement d'existence devient problématique et la voie régrédiente vers la satisfaction hallucinatoire ouverte.

Freud poursuit "...ce nouveau monde est bâti suivant les désirs du ça, et le motif de cette rupture avec le monde extérieur, c'est que la réalité s'est refusée au désir d'une façon grave, apparue comme intolérable." (285)

Si le conflit devient prépondérant avec le monde extérieur, c'est que ce qui permettait d'appréhender ce monde ne fonctionne pas.

Dans le deuxième texte "la Perte de réalité dans la névrose et la psychose" Freud accentue sa thèse puisqu'il dit que la perte de la réalité serait donnée au départ associée à une surpuissance du ça. Comment expliquer cette affirmation si on ne la réfère pas à l'altération de la naissance du sentiment de Réalité lui-même? Or toute le théorie freudienne nous montre que ce sentiment de réalité ne se construit pas, pars l'apprentissage, mais se constitue selon une logique des inscriptions. Il dira que non seulement le psychotique dénie la réalité mais qu'il cherche à la remplacer.

"La refonte de la réalité porte dans la psychose sur les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c'est-à-dire sur les traces mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu'alors on avait obtenus d'elle et par lesquels elle était représentée dans la vie psychique." (301)

On ne peut qu'être sensible à la référence que Freud fait aux traces mnésiques, aux représentations, et aux jugements, soit tout ce qu'il développe dans les textes auxquels nous nous référons, soit l'Esquisse et la lettre 52 et qui laissent bien entendre que c'est à ce niveau là qu'il fait porter sa réflexion.

Ceci nous amène à formuler l'hypothèse que, ce qui est sans doute au coeur du processus psychotique c'est une disjonction entre les fonctions de jugement d'attribution et jugement d'existence, le tout comme expression de la forclusion. Le passage du jugement d'attribution au jugement d'existence est dans la formulation de la négation, comme ce qui peut venir donner tout son jeu à la fonction signifiante selon le modèle de l'aveu du signifiant qu'elle annule.

Cette négation que Damourette et Pichon décrivaient comme divisée entre deux pôles, le discordentiel, le ne, et le forclusif, le jamais, le pas, en tant que ce second terme lui donne une limite définitive, se trouve dans la psychose ne fonctionner que sur ce mode du forclusif.

Mais comment comprendre que la négation qui est une formule du discours parlé ou écrit, mais qui ne trouve pas sa place dans l'Inconscient, peut faire défaut dans le discours du psychotique et pas dans le discours normal?

Pour répondre à cette question on est obligé de se référer à un élément tiers, extérieur, la fonction paternelle. Je citerai encore une fois S. Rabinovitch qui me paraît bien résumer le problème:
"Particule négative divisée entre discordentiel et forclusif, la négation est un symbole dans l'écriture qui n'existe pas dans l'inconscient. Définition de l'absence, index de l'aphanisis du sujet, la particule négative vient quand je parle, et non pas quand je suis perlé dans mon inconscient, si l'inconscient produit toutes sortes de métaphores du non, le non qui est absent de l'inconscient reste le non signifié autrefois par le Père sous la formule de l'interdit -et non pas sous celle de l'entre-dit. Ce non imposé à l'enfant, cette interdiction de jouir de la mère et de renverser l'ordre des générations, permet l'entrée dans le langage et la constitution de l'inconscient." (SR 39)

En conclusion je reviendrais à quelques notations cliniques car tout ceci n'est pas sans écho avec ce qui peut se passer dans certaines cures où des virages inattendus se produisent à partir de certaines interventions qui en quelque sorte réintroduisent dans le discours cette dimension de la négation. Un non peut à un moment donné être formulé vis-à-vis de l'entourage ayant pour effet de limiter la jouissance de l'Autre.

Ainsi cette jeune patiente adulte que je suivais depuis assez longtemps déjà, accompagnée régulièrement par sa mère, chez qui la symptomatologie s'aggravait sur un mode déficitaire, jusqu'au jour devant une menace d'hospitalisation qui s'avérait de plus en pus inéluctable, je la décidais à reprendre ses études à Marseille, et l'aidant ainsi à quitter le domicile familial car elle résidait dans une petite ville des environs. De manière surprenante sa symptomatologie évolua, régressa progressivement et elle put reprendre une vie normale. Par contre une série de conflits apparurent avec sa famille après qu'elle eut rencontré un jeune homme que ses parents ne voulaient pas accepter car ils ne le trouvaient pas assez viril. Avec mon aide elle tint bon, finit par épouser ce garçon. Son évolution continua à être favorable même si elle ressentit un peu plus tard la nécessité de reprendre un travail analytique ailleurs, car des nécessités professionnelles l'avaient amenée à quitter la région. Mais évidemment il ne suffit pas de formuler un non pour que les choses évoluent. Une attitude rigide de la part de l'analyste ne pourra que venir faire écho au non forclusif délirant.

Une attitude permissive risque d'entraîner à tous les débordements imaginaires possibles. Sans doute pendant tout un temps nous ne pouvons faire rien d'autre que nous interposer comme petit autre, déjà du fait de notre écoute, entre le sujet et son délire. En tout cas, tout ce que nous pourrons dire dans la cure, si on admet tout ce que nous avons développé jusque là, sera décodé par le sujet selon un registre où prévaut un jugement d'attribution non régulé par le jugement d'existence, c'est-à-dire non régulé par le temps correspondant au retour du message vers le sujet sous sa forme inversée, temps contenant sa vérité. En forçant le trait tout ce que dira ou fera le thérapeute sera bon ou mauvais, certainement mauvais si le thérapeute vient occuper la place du sujet supposé savoir, c'est-à-dire s'il sollicite le sujet au niveau d'un jugement d'existence que ce dernier ne peut pas mettre en jeu.

S'interposer entre le sujet et son délire nécessite une invention perpétuelle. Un patient arrive à sa séance en me disant que la fois précédente, il ne sait pas pourquoi, mais il a eu l'impression que lorsque je le raccompagnais j'avais claqué la porte derrière lui comme si je voulais me débarrasser de lui ou que je lui en voulais de quelque chose. Je lui répondis que Freud considérait que tout ce qui se passait dans une séance faisait partie de la séance et constituait le matériel associatif de la séance. Il fut un peu interloqué par ma réponse mais je constatais une disparition des éléments de persécution qui commençaient à apparaître dans la cure.
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© Bernard Hubert


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