Groupe régional de psychanalyse
 

J.-P. Ricoeur


Pas d'éthique avec la psychanalyse?

Il n'y a pas d'autre bien
que ce qui peut servir
à payer le prix pour l'accès au désir.


Jacques Lacan

 

 

Depuis qu'en 1959-1960 Lacan consacrait une année de son séminaire à L'éthique de la psychanalyse (1) comme poursuite nécessaire de son travail sur le désir (2), les psychanalystes ont cessé d'être en paix avec cette question de l'éthique. Freud ne les avait pas trop dérangés. Il répondait au pasteur Pfister (3) qui contestait sa "théorie sexuelle et son éthique" : "Pour être franc, je vous abandonne la dernière : l'éthique m'est étrangère…". La suite de sa lettre laissait cependant perplexe : "s'il faut parler d'une éthique, je professe pour ma part un idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s'écartent en général d'une manière des plus affligeantes". Quant aux hommes, chez qui Freud n'a "découvert que fort peu de “ bien ” […] ils ne sont pour la plupart que de la racaille, qu'ils se réclament de l'éthique de telle ou telle doctrine - ou d'aucune". (4)
Lacan repart à sa manière de cette vision noire de Freud, de "la faute que désigne l'œuvre freudienne à son début, le meurtre du père, ce grand mythe mis par Freud à l'origine de la culture", et de "la faute plus obscure et plus originelle encore, dont il arrive à poser le terme à la fin de son œuvre, l'instinct de mort pour tout dire, en tant que l'homme est ancré, au plus profond de lui-même, dans sa redoutable dialectique" (5). La question de l'éthique - formulée "que devons-nous faire pour agir d'une façon droite, étant donnée notre condition d'homme" (6) - ainsi ancrée dans ce que la découverte freudienne a de plus subversif, réinterroge "l'univers de la faute" et la culpabilité que "notre expérience nous a conduit à approfondir plus qu'on ne l'avait jamais fait avant" (7) , pour aboutir à la proposition devenue célèbre - et source de bien des malentendus - : "je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c'est d'avoir cédé sur son désir". (8) Conclusion étayée tout particulièrement par un provoquant commentaire de l'Antigone de Sophocle qui fera, lui aussi, couler beaucoup d'encre.
Car le frayage lacanien a eu des fortunes diverses : si d'un côté il existe un risque réel de ravalement du concept d'éthique (réduit parfois aux règles techniques ou déontologiques de la pratique de l'analyse), à l'autre bout on assiste à une violente levée de boucliers à l'idée même qu'on puisse faire reposer sur la psychanalyse quelque proposition éthique que ce soit.
C'est ce qui se passe avec deux des plus récentes contestations de cet ordre, L'éthification de la psychanalyse de Jean Allouch (9) et Le désir d'éthique de Patrick Guyomard (10) : elles nous exhortent - chacune à sa manière mais avec une égale véhémence - à cesser de nous obstiner à courir après une éthique de l'analyse.
Comment ne pas réagir, voire protester? Comment pourrait-on ignorer ou oublier que prendre au sérieux "l'hypothèse de l'inconscient" implique que l'on réenvisage d'une toute autre façon ce qui est au cœur des choix, des décisions, des engagements, bref, des actes humains; que l'on a à en chercher les ressorts dans un autre lieu que celui qu'éclaire la raison?
Comment, dès lors, échapper à la nécessité d'en déchiffrer et d'en articuler les conséquences pour une éthique du sujet dans ses rapports avec l'autre et ne pas tenter d'esquisser ce que j'appellerai, plutôt qu'une éthique de l'analyse, une éthique avec l'analyse?
Encore faut-il pour ce faire, préciser ce qu'on entend par éthique, distinguer en particulier, éthique et morale; mais aussi restituer sa vigueur à un concept dont l'usage contemporain, fait d'inflation et de dévaluation "en prostitue l'image" pour reprendre un mot d'Alain Badiou dont L'éthique (11) sera, dans notre approche d'une éthique autre, invitation à la rigueur.

ETHIFICATION?

Du côté des contestataires, c’est donc Jean Allouch qui ouvre le ban avec un petit livre intitulé L'éthification de la psychanalyse (12) et sous-titré Calamité.
Allouch prend son départ d’une réunion de psychanalystes à Paris en 1997, réunion qui avait pour thème les questions que posait un livre brésilien Politique de la psychanalyse face à la dictature et à la torture. N'en parlez à personne. (13)
En nous proposant une méticuleuse relation de la réunion et des interventions qu’elle suscite, les siennes y comprises, Allouch nous prend à témoin du"foutoir" qu’elle provoque et de la "déferlante éthique" à laquelle elle donne lieu : situation, comprend-on très vite, que l’auteur dénonce comme exemplaire de la situation de la psychanalyse aujourd’hui et qui lui permet de conclure tout net : "il n'y a pas d'éthique de la psychanalyse".
Regardons cela de plus près. Autant Allouch nous convainc de son inquiétude devant les dérapages, confusions, amalgames et prétentions (tous mots de lui) auxquels donne lieu le fait de céder à la tentation de déborder le champ analytique (s’agira-t-il désormais de "géohistoricopoliticopsychanalyse", de "replâtrage d’origine philosophique"?), autant nous laisse-t-il dubitatifs devant les conclusions qu'il en tire. On peut, pour notre propos, laisser de côté la question de savoir si cette affaire, aussi embarrassante soit-elle, est bien de nature à être dénoncée comme un paradigme de l'état actuel de la psychanalyse dans son ensemble. Mais on ne peut pas ne pas s'arrêter devant cette évidence que l'enjeu de cette réunion relève du champ de ce qui s'appelle une "politique de la psychanalyse" et que, dès lors, ce qui est en question, c'est l'articulation même de ce champ avec celui de l'éthique, au sens rigoureux du terme. Or la déclaration péremptoire d’Allouch nous paraît, sur ce plan, relever de la prestidigitation : entre la méthode freudienne et l’éthique, il faut choisir, conclut-il. Car si nous admettons bien volontiers que certains des avatars qu’il relate vont de pair avec l'exclusion de la clinique et "l'abandon de la méthode analytique" au profit d’un "savoir freudien", on se refuse à y voir impliqué ce qui mérite le nom d'éthique. Qu'Allouch nous fasse assister à des professions de foi qui attestent une position moralisante, c'est une chose; mais c'en est une tout autre, véritable coup de force, que de feindre de donner à de telles déclarations un statut de propositions éthiques (n'y a-t-il pas du reste l'ombre d'un aveu quand il arrive à Allouch de glisser, entre parenthèses, après le mot éthique : "ce qu'on dit tel"; ou encore quand, dans son livre suivant, (14) il se flatte d’avoir "montré, par l’absurde", que "[la] psychanalyse n’est pas une éthique").
Illustrons ce tour de passe-passe qui nous fait prendre des vessies pour des lanternes : quand on nous apprend qu’un groupe psychanalytique brésilien dissident se nomme "Pro Etica" et prend pour devise "Par l'éthique, pour l'éthique" dans sa défense des "principes fondamentaux de la profession psychanalytique", le tout "en vertu des principes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, de la convention de Genève comme celle d’Helsinki et de Tokyo, ainsi que d’après les principes de l’éthique médicale et de la constitution brésilienne", nous comprenons que cela "fasse froid dans le dos" à Allouch. A nous aussi. Mais loin d’y voir la ruine de toute possibilité d’une éthique, nous y déchiffrons plutôt comment, toute dimension d’une éthique proprement psychanalytique étant forclose, c’est un moralisme trivial qui fait retour.
Sans doute l’acharnement d’Allouch à se débarrasser de l’éthique (on a envie de dire : à jeter le bébé de l’éthique avec l’eau du bain de la morale) trouve-t-il sa clef dans son livre suivant déjà cité : l’analyse n’est pas une éthique, elle est une érotologie.
D’autres diront : une esthétique. Mais ceci est une autre histoire…
Si l’éthique doit être évacuée, comment s’arranger alors de la tentative de Lacan de "se faire le vecteur d’une éthique de la psychanalyse", comme dit Allouch? Il n'hésite pas à déclarer tout crûment que "Lacan aura commis là une fâcheuse bêtise". Il aura "ainsi déverrouillé une porte que beaucoup désormais rendent béante en la franchissant". Mais quelle bêtise exactement? Il aura cru pouvoir avancer que le psychanalyste ne cède pas sur son désir sans que cette "assertion locale, circonstanciée, valable au seul endroit de l'acte psychanalytique … ne soit reprise … ailleurs, transformée en des consignes comportementales…"
Si l’on ouvre le séminaire L'éthique de la psychanalyse, ce n’est pas cela que l’on peut lire. Il ne s’agit nullement d’une proposition valant pour le seul acte analytique, mais bien ayant une portée d’ordre général (15). Remarquons-le cependant, rien qui puisse faire maxime et moins encore précepte. Rien de prescriptif : du descriptif. "Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir" (son désir, dit la version officielle; le désir disent certaines sténotypies : ce n’est pas la même chose). Lacan poursuit : "cette proposition, recevable ou non dans telle ou telle éthique, exprime assez bien ce que nous constatons dans notre expérience" (16). Et, plus loin, il parle de "la structure qui s’appelle céder sur son désir" (17). C’est une structure, en effet, ce qui ruine toute tentation d'en faire commandement : qui pourrait prétendre décider s’il cède ou ne cède pas sur son désir? Cela se constate – peut-être – après coup : j’aurai ou je n’aurai pas cédé sur mon désir.
En fait, si quelque chose peut s'entendre comme une maxime dans ce chapitre de l’Ethique de Lacan (intitulé "Les paradoxes de l'éthique"), c’est son sous-titre. C’est une question : "as-tu agi en conformité avec ton désir?" – et une question qui ne se posera que dans l'après-coup de l'acte.
Un mot encore avant de quitter Allouch (je laisserai de côté la théorie de notre auteur selon laquelle on assisterait à une machination de psychanalystes s’avançant masqués et visant à promouvoir une supposée "analyse derridienne"). Il pose que, pour qu’une éthique de la psychanalyse advienne, il faut que cette dernière devienne ("enfin", écrit-il. Vœu de qui?) une Weltanschauung, une conception du monde. Patrick Guyomard fera la même objection : nous verrons alors ce qui infirme une telle thèse.

MORALE OU ETHIQUE?

Dire qu'Allouch joue sur une confusion qu'on ne peut pas s'empêcher de penser délibérément entretenue entre éthique et morale, confusion qui lui permet de disqualifier la première en dénonçant - à juste titre - la seconde, suppose que nous éclaircissions, pour notre compte, la délimitation de ces deux concepts sur lesquels, dans le langage courant, règne le flou le plus total : le mot éthique sert souvent à rendre acceptable ce qui, sous le nom de morale, serait irrecevable (18). Or c'est un fait qu'il s'est établi un usage philosophique contemporain du mot éthique et qu'une distinction relativement nette s'est constituée entre deux points de vue ayant chacun leur consistance, celui de la morale et celui de l'éthique. C'est une distinction qui semble aller au rebours de la tradition philosophique, l'étymologie en particulier ne permettant pas de l'étayer : le grec éthos, l'état habituel, qui assonne avec êthos, le caractère, est bien rendu par le latin moralis, relatif aux mœurs, mores, mais aussi au caractère. Ainsi, éthique ou morale, ne renvoient pas à l'origine à un ensemble d'impératifs mais aux mœurs, à la manière réglée dont les hommes vivent; à la fois à l'ensemble des coutumes, mais aussi aux appréciations qui sont portées sur elles. Aussi n'est-ce pas du côté de l'individu que se pose la question de la moralité mais du côté des mœurs elles-mêmes (ce sont les mœurs qui sont bonnes et la vertu n'est que l'inscription en chacun des normes à l'œuvre dans la communauté) et les deux dénominations ont pu servir à articuler différemment ce domaine des mœurs et celui de leur élucidation, en fonction de la place et du rôle des normes qui les régissent.
Trois questions ont présidé à l'évolution des relations entre éthique et morale. Celle d'abord de l'écart inévitable entre les prescriptions explicites de la morale et les règles qui implicitement sont à l'œuvre dans les mœurs réelles (on touche ici à l'éternelle question de l'altération des mœurs). Celle ensuite de l'inversion du statut des normes à l'époque "moderne", avec la nécessité croissante de ne plus les considérer comme données mais plutôt comme ce qu'il s'agit de déterminer, voire d'inventer : on a pu ainsi aller jusqu'à dire que ce qui fait l'actualité de l'éthique, c'est l'inactualité de la morale. En troisième lieu enfin l'émergence de la question du sujet (corrélatif du développement de la démocratie) et le souci accru de la subjectivation dans l'application de préceptes explicitement ou implicitement objectivés.
Mais la visée de reprendre à la première personne l'interrogation éthique, et le droit reconnu à chacun de s'interroger sur la manière dont il doit vivre, ne sont pas les seules motivations de cet usage moderne. Il se trouve que quand, dans une situation donnée, on s'interroge sur la réponse à apporter, on ne bute pas seulement sur le problème de l'application (ou non application) de tel ou tel précepte - ce qui laisse encore la responsabilité du côté du sujet. L'éthique actuelle prend en outre acte du fait que, dans un nombre croissant de situations, ce sont les règles elles-mêmes qui font défaut : soit elles sont conflictuelles sinon contradictoires, soit elles sont inadaptées voire inacceptables, soit encore elles manquent purement et simplement (cas du "vide juridique" par exemple).
Ainsi, si la morale est le monde des préceptes, c'est-à-dire des réponses, l'éthique est le lieu des questions, des difficultés, des problèmes et des dilemmes, qu'ils surgissent sur un plan privé ou encore sur un plan collectif : question brûlante de la bioéthique par exemple.
Cet état de fait actuel n'est sans doute pas sans rapport avec la multiplication des échanges et l'extension planétaire de l'information qui font poser à nouveaux frais la question de la singularité et de l'universalité. Il est aussi nourri par l'évolution galopante des découvertes et inventions qui ne cessent d'accroître le décalage sans précédent entre les mœurs d'un côté et les techniques de l'autre. Mais plus fondamentalement encore, c'est la transmission des mœurs qui montre peut être comme jamais sa fragilité : la crise actuelle de "l'éducation" en est une illustration saisissante, comme tout ce qui met en tension la tradition, la légitimité des coutumes avec l'innovation et le risque d'oubli.
Les conditions - et les revendications - nouvelles qui s'expriment dans une acception renouvelée du concept d'éthique évacuent donc sur un versant moral tout ce qui concerne les normes et ce que ces dernières impliquent d'obligation et d'interdiction, de contrainte et d'obéissance à des réponses déjà faites, de soumission à une sorte de "prêt-à-porter" de la pensée, de pré-jugements qui font préjugés. C'est ce caractère d'obligation qui fera affirmer à Nietzsche que la soumission à la morale n'a en soi rien de moral, conclure Freud que le sentiment moral n'a pas d'autres sources que le surmoi - "obscène et féroce" selon le mot de Lacan - et rapprocher par ce dernier Kant et Sade.
Il faut encore souligner une autre dimension - et non la moindre! - dont la morale est grosse. C'est son exigence d'universalité : ce qui s'impose comme obligatoire s'impose à tout homme, en toute circonstance et quelles que soient les conséquences.
Dans cette tension entre deux pôles du champ éthico-moral, les philosophes reconnaissent deux grands héritages de la pensée : l'un, aristotélicien (dit encore téléologique, de telos : fin) où l'on suppose qu'une visée de vie bonne est orientée par l'idée d'un bien (et implique la perfection naturelle de l'homme); l'autre, kantien (dit déontologique, de deon : le devoir) où c'est la représentation du devoir qui nous fait obligation : c'est cette capacité d'agir en vertu de la représentation d'une loi, sans faire intervenir quelque fin extérieure, qui caractérise les êtres raisonnables, c'est-à-dire libres.
Que certains philosophes s'attachent à réarticuler ce qui se donne d'abord comme une opposition (19) n'est pas ce qui nous arrêtera ici. Mais plutôt ce qui dans chacun des deux points de vue - éthique téléologique et morale de l'obligation - nous fait achopper dès qu'on prend au sérieux l'inconscient freudien : la possibilité de fonder une éthique au nom d'un bien (ou de la perfection naturelle de l'homme); la prétention de s'en remettre à la raison pour édifier une morale. De ce côté là, la question de l'universalité fait particulièrement problème. Car, si chez Kant l'universalité est une exigence, elle l'est comme règle formelle (c'est-à-dire une règle qui ne dit pas ce qu'il faut faire, mais à quels critères il faut soumettre les maximes qui permettent d'agir). Or la morale effective déplace subrepticement cette exigence : elle feint de voir, dans ce qui ne vaut que comme règle, un contenu, contenu dès lors imposable à tous. Les religions sont le reflet d'un tel glissement, (sur leur versant intégriste à l'évidence, mais le mot catholique ne veut pas dire autre chose : en grec katholikos c'est universel (20) ), mais aussi tout ce qui peut faire "totalitarisme" : les régimes dits tels, bien sûr, mais, plus sournoisement tout ce qui tend à s'imposer - à être imposé - à tous comme ordre prétendument incontournable (qu'on nomme cela, selon le plan où l'on se place,"mondialisation de l'économie" ou "pensée unique" ou que cela se dise avec simplicité dans une formule comme celle de H. Ford : "ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour les autres."). S'ajoute enfin la vaste question de la science : son universalité est d'un autre ordre (ce qu'on ne peut développer ici (21) ) mais n'y a-t-il pas un risque sérieux à ce qu'elle soit à son tour mise en place de religion - universalité plus universelle que les autres (pour parodier le bon mot sur l'égalité), faisant "réponse à tout" et seule réponse "autorisée"? Comment ne pas se demander alors si, tandis que d'un côté on met en avant l'ambition d'une attention accrue à la singularité (du sujet mais, dans un même mouvement, de l'autre), l'irrépressible aspiration uniformisante à laquelle nous assistons n'est pas une menace mortelle pour le sujet?
En tout cas, quand l'éthique elle-même, oublieuse de son souci des situations singulières, suit cette pente fatale, on ne s'étonnera pas que, par une sorte de perversion, ce qui a été évacué dans un premier temps, fasse retour dans un second : comme "idéologie", ainsi que nous le montrera Alain Badiou.

ETHIQUE OU IDEOLOGIE ETHIQUE?

La dénonciation d’une "éthification" (gardons cette image) généralisée n’est pas – cela n’est pas fait pour nous étonner – , réservée aux analystes.
L’inflation dans l’usage du mot et la dévaluation de la pensée qui l’accompagnent donne le point de départ au philosophe Alain Badiou dans son Ethique (22). Mais plutôt qu’y trouver une incitation à abandonner le mot, comme le réclame Allouch, il engage à "tenter de le conserver". "C'est une lourde tâche, avoue-t-il, d'arracher les mots à ce qui en prostitue l'image".
Sa critique s’engage avec la constatation d’un dévoiement de l’éthique en idéologie "éthique" adoptant les "maximes de l'ordre “occidental établi”", et se déploie en deux volets complémentaires : l’éthique des droits de l’hommes, l’éthique de la différence.
Le cœur de la question de l’éthique des droits de l’homme (23) est, montre-t-il, un "noyau de convictions" : on suppose un sujet humain général tel que ce qui lui arrive de mal soit identifiable universellement; la politique est subordonnée à l’éthique – puisqu’il existe alors des exigences impératives formellement représentables et qui n’ont pas à être subordonnées à des considérations empiriques ou à des examens de situation; enfin, ce qu’on appelle les "droits de l'homme" sont en fait des droits au non - Mal (le Mal est ce à partir de quoi se dispose le Bien et non l’inverse).
Le prix à payer par cette éthique, appuyée sur d’apparentes évidences est "un conservatisme épais" qui coupe court à toute"vision large des possibles". Cette éthique "s'interdit de penser la singularité des situations ce qui est le début obligé de toute action proprement humaine".
Car, affirme Badiou, il n’y a pas d’éthique en général. Il n’y a – éventuellement – qu’éthique des processus par lesquels on traite les possibles d’une situation. Ajoutons encore que Badiou s’élève contre le fait d’assimiler l’homme à sa pure et simple identité de vivant : il est autre chose qu’un mortel; il est ce qu’il faut nommer un "Immortel", ce qui veut dire qu’il pense et qu’il est "tissé de quelques vérités".

L’autre volet de l’idéologie éthique ne se fonde plus comme précédemment sur l’identité du sujet : dès le principe, elle est "éthique de l’autre" ou "éthique de la différence".
Si cette éthique prend son point de départ dans les thèses de Levinas qui s’appuie sur la tradition judaïque (elles sont donc d’essence religieuse), leur rabattement sur"une sorte de catéchisme contemporain de la bonne volonté à l’égard des autres cultures" en fait une catégorie du discours pieux. "Du discours pieux (24) sans piété, du supplément d'âme pour gouvernements incapables, de la sociologie culturelle substituée, par les besoins de la prédiction, à la lutte des classes." Car, "en vérité, ce fameux autre n'est présentable que s'il est un bon autre, c’est-à-dire quoi, sinon le même que nous", et la question se pose alors de savoir si l’idéologie éthique n’est pas le dernier mot du civilisé conquérant :"deviens comme moi et je respecterai ta différence"!
C’est dans cette ligne que Badiou voit le "culturalisme, la fascination véritablement touristique pour le multiple des mœurs, des coutumes, des croyances"; et il conclut : "les différences étant ce qu’il y a et toute vérité étant à venir-à-l'être de ce qui n’est pas encore, les différences sont précisément ce que toute vérité dépose, ou fait apparaître comme insignifiant… Seule une vérité est, comme telle, indifférente aux différences."
Comment se pose alors la possibilité d’une éthique : "il n’y a d'éthique que des vérités. Ou plus précisément, il n’y a que l'éthique des processus de vérité, du labeur qui fait advenir en ce monde quelques vérités . L'éthique doit se prendre au sens supposé par Lacan quand il parle, s'opposant ainsi à Kant et au motif d'une morale générale, d'éthique de la psychanalyse. L'éthique n'existe pas, il n'y a que l'éthique de (de la politique, de l'amour, de la science, de l'art)." Ce sont, pour Badiou, les quatre procédures de vérité, quatre grands types subjectifs fondamentaux.
Il faut encore souligner ce que Badiou décèle au cœur de cette éthique qu’il dénonce : un nihilisme. "Cette éthique est nihiliste parce que sa conviction sous-jacente est que la seule chose qui puisse vraiment arriver à l'homme est la mort." C’est un choix qu’elle fait : elle a choisi l’Homme comme être-pour-la-mort (et le "bonheur" n’en est que l’envers) contre "l'Homme comme support possible de l'aléa des vérités." (25)
Et de conclure ce que j’appellerai la partie diagnostique de son livre : "comme figure du nihilisme … l'éthique oscille entre deux désirs appariés : un désir conservateur, qui voudrait que soit partout reconnue la légitimité de l’ordre propre à notre site “ occidental ”, imbrication d’une économie objective sauvage et d'un discours du droit; et un désir mortifère, qui promeut et voile, du même geste, une intégrale maîtrise de la vie, ce qui veut aussi bien dire : voue ce qui est à la maîtrise “ occidentale ” de la mort" . (26)
Quelle échappée alors?
"Ce n’est qu'en déclarant vouloir ce que le conservatisme déclare impossible, et en affirmant les vérités contre les désirs du néant, qu'on s'arrache au nihilisme".
Il n’entre pas dans notre propos de développer "l'éthique des vérités concrètes" que bâtit Badiou. Notons que si elle recoupe en certains points les thèses lacaniennes, on a à faire à deux conceptions qui ne peuvent en aucune manière s’articuler. Même si Badiou, dans sa lecture du "ne pas céder sur son désir" (dont il fait une maxime) veut faire coïncider ce qu’il appelle l’insu (le "quelqu’un qui entre dans la composition d'un sujet existe à son propre insu") et l'inconscient – la maxime devient alors : "ne pas céder sur ce que de soi-même on ne sait pas" – sa conception du sujet qui est peut-être"troué" mais pas "divisé" suffit à limiter le rapprochement.
Pour ce qui est de l'éthique des vérités, j’indiquerai simplement que, partant de ce qui, du sujet, outrepasse l’animal, on va aboutir à la question "comment vais-je continuer à excéder mon propre être?" Cette trajectoire passe par les concepts d’événement (l’inscription ordinaire dans "ce qu’il y a"), de fidélité et de vérité (une vérité est le processus réel d’une fidélité à un événement; on appelle sujet, le support de ce processus), de consistance (engager sa singularité dans la continuation d’un sujet de vérité) et aboutit à la maxime "continuer!" – formulée encore : "n'oublie jamais ce que tu as rencontré."
Sous cet impératif, l'éthique combine "une ressource de discernement (ne pas se prendre aux simulacres), de courage (ne pas céder) et de réserve (ne pas se porter aux extrêmes de la Totalité) (27)". S'en tenir à ces quelques mots, là où la pensée de Badiou se déploie pas à pas avec rigueur et fermeté ne peut avoir évidemment aucune prétention à lui rendre justice; même de loin : il faut le lire.

ETHIQUE DE DETRESSE

Revenons à la psychanalyse. Il semblait admis, après le frayage de Lacan, que si l’on voulait envisager une éthique qui prendrait en compte la dimension de l’inconscient, il ne pourrait s’agir que d’une éthique du désir.
Or, c’est très exactement ce que conteste Patrick Guyomard dans son dernier livre (28). D’emblée, il prend les choses à l’envers. A l’évidence, son titre Désir d'éthique est le renversement de L'éthique du désir et on ne peut pas s’empêcher, à sa lecture, d’entendre "renverser" comme dans l’expression "renverser un tyran". Guyomard va en effet, armé d’un principe de lecture au-dessus de tout soupçon (appliquer à la lecture de Lacan les principes que lui-même applique à la lecture de Freud), procéder à une curieuse opération. Car, là où on aurait pu s’attendre à une lecture qui chercherait le fil d’une cohérence au travers des indéniables contradictions et paradoxes de Lacan, on assiste à une sorte d’atomisation du texte. Comme si l’auteur était lui-même aspiré dans ce qu’il reproche à Lacan de tout particulièrement privilégier : la négativité (avec le risque "d’idéalisme sournois" que cela entraîne). La liste est longue des "impasses", "coups de force", "abus de langage", "énoncés au statut indéterminé", "échecs", qu’il relève chez Lacan. Les concepts sont disséqués jusqu’au vertige : on se demande, par exemple, si le "sujet du fantasme" (le sujet qui fantasme) s'oppose au désir qui “n’est pas sujet” et s'en défend – par et dans le fantasme. Mais le "“ vrai sujet” , le sujet de l’inconscient qu’il faut bien distinguer du sujet du fantasme, désire-t-il?" Oui, il désire. "S’il est possible de désirer sans fantasme"! Et encore faut-il distinguer ces sujets du sujet de la pulsion, du sujet du Surmoi, du sujet philosophique…
Bref on n'échappe pas au sentiment qu’on a à faire à un sujet substantifié quoique diversifié. Car si Guyomard le reconnaît comme "assujetti au signifiant", il ne le reconnaît pas (ou du moins tout va à l’encontre) comme supposé, pur effet du signifiant.
Toujours est-il que, pour lui, une conclusion s’impose : une éthique du désir ne tient pas.
Mais, il faut le dire, le chemin qu'emprunte sa démonstration nous fait quelque peu problème : elle ne prend en compte que le seul séminaire sur l'éthique. Or, en 1959, la conception du désir chez Lacan restait fortement ancrée dans sa lecture de Hegel et l'enseignement de Kojève et, Guyomard lui-même le reconnait (mais dans une simple note en bas de page) : "après [ce sera en 1964], la problématisation d'autres concepts comme l'angoisse (objet a) et la jouissance infléchiront sensiblement la théorie du désir". Pourtant, cette remarque ne tire pas à conséquence. Guyomard en reste à une dénonciation de la thèse sur le désir qu'il faut bien dire idéaliste du Lacan de 1959. Désir qui, discrédité, entraînera l'éthique dans sa chute. Ainsi, s'interroge Guyomard, que serait une éthique du désir si le désir est un désir "pur", et le désir pur, désir de mort; une éthique dont la "boussole efficace" serait la "mesure infinie du désir". Ce n’est pas, ajoute-t-il, que "dans l'au-delà tragique" cette position n’ait pas de sens, mais n’est-ce pas alors plutôt un "dépassement tragique de l'éthique"?
Et si malgré tout une éthique se dégage, ce serait plutôt une éthique de la détresse. "Peut-on désirer sans être coupable" demande avec insistance Guyomard?
"A l'altruisme d'un désir coupable – aux yeux de la psychanalyse –, écrit-il, Lacan oppose l'altérité d'un désir sans culpabilité. Est-ce possible?" Il est manifeste que la réponse de Guyomard est : non. Pour lui, Lacan trouve "au-delà du désir, la figure fermée de la volonté de l’Autre". Et la seule épreuve que le sujet pourrait faire est "celle du dénuement et de la désolation de la condition humaine; elle est la mémoire du deuil d’une enfance." Solitude devant la mort, expérience du désarroi absolu, il ne fait aucun doute qu’une telle expérience est au cœur de la parole (et "la scène analytique un des lieux où l’épreuve d’être humain pourrait se vivre, se dire et se traverser au cœur de sa vérité") : il y aurait donc, à ce titre, une place pour une éthique de la détresse.
Mais, recule alors Guyomard, horrifié : "comment une telle expérience […] peut-elle être à la fois attendue et prescrite"!
Alors, pas d’éthique pour l’analyse? Guyomard n’en récuse pas la nécessité. "Au contraire, l'éthique en acte dans la psychanalyse est l'éthique commune, celle de tous ceux qui œuvrent dans la science et celle des citoyens dans un état de droit. L’idée d’une éthique issue de la psychanalyse comme d’une éthique propre aux psychanalystes lui est étrangère."
Qu’est-ce à dire? Certes, "il existe une attente, un désir d'éthique. [Mais] la psychanalyse y a répondu à sa façon : par la psychanalyse." Et on apprend que "la psychanalyse est devenue une valeur" (et qu’elle incarne, à en croire Guyomard, toute une série de valeurs : de connaissance, de critique, de mémoire) "valeur liée à l’état de droit, puisque les dictateurs et les régimes totalitaires l’interdisent. Elle est aussi une valeur de résistance, celle des lumières, de la parole et de la pensée contre l’obscurantisme et toutes les formes de terreur." Comment Allouch disait-il? Froid dans le dos?

UNE ETHIQUE AUTRE

Il faut bien admettre que si une éthique de l’analyse est concevable, elle ne peut l’être qu’en rupture avec toute éthique commune. La prise en compte de l’inconscient, en effet, n’est pas sans quelques conséquences décentrantes (Freud) et subversives (Lacan) .
Du côté du sujet, la reconnaissance de sa division constitutive ne peut que faire renoncer à toute idée d’intégrité, de complétude et de maîtrise (idées qui ne peuvent être que de l’ordre du fantasme ou de l’idéal); du côté de l’Autre, un renoncement du même ordre est exigible : il n’y a rien dans l’Autre (ailleurs que dans mon fantasme) qui veuille quoi que ce soit de moi, aucune attente à laquelle j’aurais à me soumettre pour le satisfaire mais non plus aucune réponse à mes questions (ce qui s’écrit en barrant le A de Autre). Il ne s’agit donc plus, pour un sujet, de trouver sa place dans un monde ou une réalité, pas plus que de penser son existence en fonction de la satisfaction plus ou moins conflictuelle de ses besoins et aspirations.

C’est en ce sens que l’on ne peut en aucun cas retenir l’objection soutenue successivement par Allouch et Guyomard : parler d’éthique de la psychanalyse n’exige en rien une conception du monde, une Weltanschauung. Non seulement cela ne l’exige pas, mais bien mieux, le réfute : toute conception totalisante ne peut relever que d’une construction fantasmatique. Tout au contraire, l’analyse rompt avec une telle croyance (qui ne serait rien d'autre que celle en un sens du monde) et exige d’assumer ce qu’on ne peut pas nommer autrement qu’un vide ontologique. De même, se contenter comme le propose Guyomard d’une éthique ordinaire qui base finalement ses principes sur l’interchangeabilité des sujets et la communauté des intérêts est exclu : l’inconscient est radicalement singulier et l’éthique qui en prendrait acte irréductible à toute universalité, comme l’idée d’un souverain Bien ou celle de "principes de vie" - qui nous feraient rebasculer du côté de la morale, donc.

Aussi faut-il insister : si l'on peut parler d'éthique par rapport à la psychanalyse, il ne peut s'agir que de l'éthique d'un sujet qui est ou a été traversé par l'expérience de l'analyse (tout particulièrement par l'expérience du transfert et de son analyse, expérience qui éclaire de façon radicalement renouvelée le rapport à l'Autre). Le "savoir" issu de l'analyse ne peut pas faire à proprement parler enseignement pour d'autres; peut-être tout au plus peut-on admettre que, comme témoignage sur une expérience hétérologue, il n'est pas sans effet sur celui qui le reçoit (comme invitation, par exemple, à faire à son tour le pari de l'analyse).

Avec quoi, alors, une telle éthique a-t-elle à faire?

Je dirai, en écho à Badiou, à un possible, à une réévaluation de ce qui conditionne le champ du possible dans les actes humains.
Lacan avait donné à la revue de l’Ecole Freudienne de Paris le titre de Scilicet - tu peux savoir. La psychanalyse (la cure, la théorie), c’est en effet bien d’abord la possibilité qui s’ouvre d'accéder à quelque éclairage sur ce qui "machine" nos actions et nos passions, autrement dit à la possibilité - que chacun saisira ou non - de ne pas se dérober devant un certain savoir sur la vérité d’un désir, désir dont fondamentalement nous ne voulons rien savoir. La possibilité d’un certain savoir et d’un certain savoir-faire avec ce savoir.

Possibilité limitée, bornée peut-on même dire. Notre rapport au monde n'a rien de naturel ni d'immédiat. Il n'est possible, du fait de notre prise dans la parole, qu’au travers d’une double médiation : celle de l’Imaginaire (le champ de la représentation); celle du Symbolique (le champ du discours – des signifiants). Ce qui est au-delà, ce qui échappe à l’image et à la lettre, en tant que tel échappe au sujet : c’est le Réel (29). Avec ce champ de l’irreprésentable et de l’inarticulable s’ouvre tout ce qui concerne le manque, la perte, la mort – la castration; tout ce qui rend notre rapport à nous-mêmes et à nos semblables si irrémédiablement problématique – la pulsion de mort et son cortège de jouissance. Sur cet "infracassable noyau de nuit", comme disait Sartre (30), les éthiques communes jettent le manteau des idéaux.

Peut-on faire autrement? Peut-on fonder une éthique sur autre chose que des idéaux? C’est la question que reprend, sur l'impulsion de Claude Dumezil, un récent numéro de la revue Analyse Freudienne Presse (31). Il propose, sous le titre d’ "Ethique de la déliaison" (32), de tirer les conséquences du renversement lacanien : le sujet qui est toujours tenté de se prendre pour la cause du discours a à consentir à cette "perte d’être" qu’il éprouve à ne se reconnaître que comme effet de ce discours, supposé par lui (ce qui s’écrit, à son tour avec une barre : S (33) ); de même, une éthique ne peut être que la conséquence d’un discours (de l’analyse) et non pas sa cause. Dans l’ignorance des conséquences de l’inconscient où se tiennent les éthiques usuelles, c’est toujours autour de l’amour et du lien que celles-ci s’organisent. En face de cela, la "déliaison" ne saurait se concevoir comme une simple rupture de lien : "la déliaison, en son acte, marque une discontinuité dans un enchaînement rationnel ou logique du discours". A commencer par la cure (où, avec le transfert, s’instaure un lien qu’il s’agira de délier), l’analyse est dès son origine sous le signe de liaisons à défaire, de discontinuités à introduire : entre le mot et la chose, entre l’objet et le but, entre l’identité et le sujet; dans l’adéquation à son sexe, dans l’organisation obsessionnelle des sociétés psychanalytiques, dans le lien social qui exige le recours au chef, etc.
Il s’agit, avec ce numéro d’Analyse Freudienne, de retrouver une éthique qui produirait un déplacement des idéaux (sociaux, scientifiques, religieux) vers le Réel (le Réel de la structure) et d’en ébaucher la pratique dans la cure, dans l’institution analytique mais aussi dans "l'intérêt que des psychanalystes portent, ès qualité, aux problèmes de la société dans leur rapport au développement des savoirs".

Poser la question, comme je le propose ici de mon côté, en terme de possible, du déplacement de la ligne de départage entre possible et impossible recoupe le projet d'Analyse Freudienne par ce même souci tant de se défaire du support des idéaux que de prendre appui, pour penser une éthique, sur ce que l'analyse découvre - mais aussi construit - dans son appréhension de ce qui règle le jeu du désir.
Guyomard récusait une éthique du désir au prétexte qu’elle serait celle d’un désir pur, c’est-à-dire désir de mort, puisque désir comme au-delà de tout objet. Nous notions que, tout en reconnaissant l'inflexion à venir, il n'en tirait aucun parti. Or, toute la question est là. Car, de même que parler de vide ontologique de l’Autre ne veut pas dire planer sur les hauteurs du desêtre, parler de vérité du désir n’implique pas de s’abîmer dans la "jouissance du tragique" (34) : c’est justement "l’invention" de l’objet (a) qui y pare et qui détermine précisément le champ d'un possible. Et le méconnaître, alors que nous avons perdu l'objet, au sens commun du terme, nous laisserait pour le coup, comme suspendus dans le vide; nous serions alors en proie soit à cette "négativité" (et la jouissance qui l'escorte inévitablement) qui provoque une telle horreur (fascinée?) chez P. Guyomard, soit à ce "nihilisme" qui fait, pour A. Badiou, la face cachée de la prétention à la maîtrise (nihilisme doublé du cynisme qui lui est inéluctablement attaché).

La production de l'objet (a) par Lacan - sans doute son invention majeure - est l'aboutissement de son déchiffrage des effets de la parole sur l'économie subjective. Si du côté du sujet - on y a insisté - une subversion est introduite qui fait que celui-ci n'est plus la cause du discours mais en est l'effet, du côté de l'objet un renversement du même ordre est opéré : l'objet n'est plus regardé comme but mais construit comme cause du désir (35). Cela relativise la "pureté du désir", puisque celui-ci, dès lors, s'avère être sous la dépendance d'un objet qui lui sert de point "d'accommodation" et conditionne, à l'insu du sujet, la mise en scène fantasmatique sans laquelle il n'y a pas de désir (car bien sûr, pour répondre à la question de Guyomard, on ne peut pas désirer sans fantasme!) On a pu dire, de cet objet, qu'il était un "portemanteau" imaginaire, portemanteau auquel s'accrochent les mots - les signifiants - au travers desquels le désir du sujet cherche à se faire reconnaître - sinon à se dire, du moins à se signifier.

Et pour notre rapport au Réel, nous aurons à nous "contenter de cela" – d’un objet né du manque, qui sans être un objet de la réalité n’est pas sans rapport avec elle et qui est ce dans quoi s’origine notre désir (désir en quelque sorte "trompé", au sens où l’on dit qu’on "trompe la faim"). De même notre rapport au (grand) Autre n’est pas sans (36) quelques rencontres avec les (petits) autres – et nous aurons à nous débrouiller pour faire avec (rappelons qu’une des formules de Lacan pour parler des fins d’analyse est "savoir y faire avec le symptôme").
Un mot encore sur le trait qui barre le A de Autre. C’est la façon d’inscrire la non-attente de l’Autre à notre égard. On peut aussi en faire la marque (on l’appellera alors castration) de ce qu'il nous faut renoncer à brandir le poing vers l’Autre en nous plaignant - c’est-à-dire en jouissant - de son impuissance (37) : il ne s’agit pas d'impuissance, il s’agit d’impossibilité – l’impossible, c’est une des définitions du Réel pour Lacan. Car, plutôt que d’en faire matière à plainte, on peut y voir l’espoir d’une libération, d’une levée de notre dépendance à l’Autre (grand) mais tout autant aux (petits) autres : d’une possibilité d’un affranchissement de la demande (à l’autre comme de l’autre) au profit du désir – au profit de notre singularité en opposition à un conformisme par rapport aux usages du groupe.
Libération (38), car, n’est-ce pas, à l’impossible nul n’est tenu…
On peut encore tourner la chose autrement : "rien n’est impossible à l’homme dit le proverbe vaudois cité par Lacan (39), ce qu’il ne peut pas faire, il le laisse…"
C’est dire qu’il y a un prix à payer, qu’il y a toujours quelque chose à laisser tomber. Un analysant qui n’était pas sans pressentir qu’il allait avoir à affronter quelque chose de cet ordre avouait avec une belle simplicité : "Je préfère ce qui m’arrange…"
Mais ce que l’analyse apprend à qui le veut, c’est que "l’arrangement" (40) est souvent ce qu’il y a de plus coûteux.
Une petite parabole a cours dans les milieux psychanalytiques, qui compare l'analyse à une partie de carte, avec cette première moralité : avec un jeu donné, il y a bien des façons de jouer; un joueur gagnera, l'autre perdra. Mais il y en a une seconde, moins apparente : encore faut-il regarder toutes ses cartes, si l'on veut avoir une chance de jouer sa partie avec pertinence.
Le premier acte d'une éthique avec l'analyse est là : lassé de la répétition et des illusions qu'elle suppose, s'engager dans une analyse. Seule manière de regarder toutes ses cartes.
Lacan parle de l'inconscient comme d'un "savoir insu", et de l'ignorance - à côté de l'amour et de la haine - comme de l'une des trois "passions de l'être". L'analyse, dit-il encore, fait du sujet un sujet "averti".
Une éthique autre, avec l'analyse, c'est se donner pour visée que les choix n'aillent pas, dans un idéalisme aveugle et un volontarisme obstiné, contre la structure, mais fassent avec, avec le fait que le sujet soit divisé, avec le symptôme. Que la chute des illusions ne vire pas à la désillusion, mais fasse place à l'assomption d'une vérité d'un autre ordre, aussi dérangeante soit-elle; que l'inespoir (41) reconnu par rapport à l'Autre ne se mue pas en désespoir, mais permette de procéder à une réévaluation de ce qui peut légitimement s'attendre et du coup s'atteindre.
Etre averti, c'est en dernier ressort être averti de ce qui est impossible. Tout le reste relève du champ du possible - pour autant qu'on le désire. Freud, dans Le mot d'esprit (42), rapporte cette énigme comique : "qu'est-ce qui pend au mur et permet de s'essuyer les mains?" La réponse n'est naturellement pas un essuie-mains, mais un hareng-saur. "Mais, s'étonne l'autre, il n'y a pas de hareng-saur pendu au mur - Rien ne t'empêche d'en accrocher un - Mais, s'il y en avait un, jamais je ne m'essuierais les mains avec! - Mais personne ne t'y oblige!". Cette devinette ne dessine-t-elle pas, même si c'est par l'absurde, la marge, l'entre-deux où une éthique peut s'inscrire : entre un ne pas être empêché et un ne pas être obligé?
Un mot encore sur le débat éthique de l'analyse ou éthique de l'analyste. Ce qui est une possibilité ouverte pour le sujet (il la saisira, ou non) devient une nécessité pour l'analyste : il peut être assuré que, s'il se dérobe devant elle, ce qui est attendu de lui - qu'il permette qu'une analyse s'effectue - n'aura pas lieu.

POUR CONCLURE

En 1973, dans Télévision (43), Lacan apporte un dernier éclairage dans l’abord de l’éthique. A la question kantienne "que dois-je faire?", il répond : "la réponse est simple. C’est ce que je fais, de ma pratique tirer l’éthique du Bien-dire" . Et il ajoute, "car l’éthique est relative au discours. Ne rabâchons pas".
Les Ecrits s’ouvraient déjà sur ces mots : "Le style c’est l’homme même", cités de Buffon. Lacan les faisait siens, à les "rallonger : l'homme à qui l'on s'adresse" (44). J’emprunterai à Michel Fennetaux (45) ces quelques lignes pour évoquer ce que style veut dire au regard de la psychanalyse : "la prise en compte des modalités propres à l’émergence subjective dans le champ de la psychanalyse, ne peut pas impliquer autre chose qu’un discours commandé par ce qui est à penser : je désigne cette appropriation comme style"; et encore : "le style, c’est le parlêtre qui se manifeste comme tel : en tant que possédé par la parole. J'entends que le style, ici, est à la fois signe de la singularité d'un dire, d'un faire ou d'un acte et constituant de cette singularité, que l'avènement fait événement".
Aussi me tournerais-je, en guise de conclusion vers un écrivain, Pierre Rey, qui se risque dans son dernier livre, Le désir (46), à intriquer récit et propos théoriques; à dire, à faire "passer", avec ses mots de "laïc" comment, après son analyse avec Lacan (47), sa fréquentation de l'œuvre théorique entre en résonance avec son expérience personnelle. Il laisse s'entrecroiser, sur un mode proche de l'association libre, souvenirs éclairés par une sorte de déchiffrage lacanien et thèses d'inspiration lacanienne mis en scène dans sa pratique de vie. Nous avons ainsi une série de chapitres (Scansions, Substitutions, Fictions, Pulsions etc.), sous-titrés "Le désir et - (le temps, le manque, l'amour, la mort, l'impossible, le sexe, la destinée)". Le dernier chapitre est intitulé "Création" et sous-titré "le désir et l'éthique". J'y trouve, pour mon compte, une illustration de ce qui a été débattu ici. Faute de distinguer l'éthique de la morale, Pierre Rey à la fois l'appelle et la repousse : "(…) l'éthique - une façon de concevoir, de vouloir, de choisir, de risquer."Pas forcément une éthique du désir, mais quelque chose qui s'apparenterait au désir d'une éthique.
"Une morale de l'être, sans rapport avec la morale collective ordinaire, qui permet de mieux se supporter en société, voire de se haïr, mais en paix si je puis dire, harmonieusement - dès lors qu'elle a rempli son office, à savoir, que le désir y est occulté pour de bon." (48)
Mais plus loin : "Qu'est-ce que la vie a fait de nous? Qu'avons-nous fait de notre vie? Le désir mène le jeu et le désir n'a pas d'éthique. Ni moral ni amoral, simplement hors de toute morale, il nous impose la pureté de son exigence, en un franchissement d'où sont exclues la peur et la pitié." (49)
A la dernière page, P. Rey raconte comment, son ordinateur ayant rendu l'âme, dix ans de sa mémoire se sont effacés, perdus à jamais. Voici les derniers mots du livre : "Il fallait pourtant que je recommence.
"Mais avec quoi? Comment recommencer puisque le commencement n'existait même plus?
"La réponse m'est venue : je commence" . (50)
La formule mérite qu'on s'y arrête. Elle évoque, bien sûr, les thèmes lacaniens de la création ex nihilo et de la pulsion de mort comme volonté de destruction, certes, mais avec cet accent d'une "volonté de recommencer à nouveaux frais, volonté d'Autre-chose, pour autant que tout peut être remis en cause à partie de la fonction du signifiant" . (51)
A ne pas confondre avec un fantasme de tabula rasa - c'est même dans ce rêve, dans ce vœu d'un redépart à zéro que se fomente la répétition comme recommencement qui ne serait pas "à nouveaux frais" (nouveau indique assez qu'il y a de l'ancien) mais recommencement du même : rien n'a été appris, le sujet est resté le même, comme si rien n'avait eu lieu. Un acte nouveau, "à nouveaux frais", suppose au contraire que, passé par telle expérience et son analyse, le sujet n'est plus le même après qu'avant, que quelque chose d'un savoir inconscient est venu au jour, obligeant à reconsidérer la donne. Si tout acte digne de ce nom est en un certain sens un saut dans le vide, c'est un saut qui, pour autant, n'est pas sans élastique, pour faire image avec cette pratique sportive moderne : l'élastique de l'après-coup qui permet que, si l'on accepte d'en recevoir l'enseignement, alors on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
Un commencement, donc, où il n'y aurait à proprement parler, ni début, ni fin, mais une avancée ponctuée de scansions (rappelons-nous qu'on a pu parler du désir comme d'un flux, le "flux désirant" (52) ). C'est en ce sens que le "continue" de Badiou (continue, n'oublie pas ce que tu as rencontré) a toute sa pertinence.
Continuer : le désir peut aussi se dire "encore!".
Mais c'est sans doute dans la proposition du "ne pas céder" de Lacan que se signifie le plus fondamentalement le procès éthique (53). Pas seulement parce que si je ne cède pas cela implique à la fois que je commence et que je continue. Mais, plus fortement, parce que la formule garde la trace de tout l'embarras du désir humain, désir non "naturaliste", voué au ratage, sous le signe de la pulsion de mort. En garde la trace, la mémoire et pourtant…
Et pourtant, si je ne me laisse pas aspirer par la négativité, si je n'y cède pas, c'est-à-dire en fin de compte si je confie ma vie à la parole - le désir est son interprétation, dit Lacan - alors une vie où il y a de l'autre est possible, même si c'est au prix de ma division.
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© J.-P. Ricoeur

 
 

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