Groupe régional de psychanalyse
 

O. Sigrist


Eros, celui qui...

   

La lecture du séminaire de Jean Allouch, publié sous le titre : "La psychanalyse une érotologie de passage", a été pour nous l’occasion de rechercher comment éros a pu s’inscrire dans notre aire culturelle depuis les récits mythiques de l’Antiquité Grecque, jusqu’aux réflexions philosophiques contemporaines, tel qu’en témoigne "Histoire de la sexualité", travail qui a occupé Michel Foucault tout au long des huit dernières années de sa vie. En effet, les pouvoirs de ce dieu n’ont cessé d’interroger la pensée. La recherche de Michel Foucault, qui initialement devait s’appeler "Archéologie de la psychanalyse", vise à montrer "comment s’est amorcée cette longue histoire qui lie dans nos sociétés le sexe et le sujet". Cette élaboration conceptuelle situe la psychanalyse dans "une filiation où elle participerait des instances et procédures d’assujettissement au pouvoir par un mécanisme d’incitation à la mise en discours du sexe". Le propos de cet article est de repérer ce qui distingue la rencontre avec l’Eros des plaisirs, proposée par Michel Foucault, du sujet de l’inconscient issu de l’impossible de cette rencontre, tel que, de Freud à Lacan, la psychanalyse a pu le définir. Il permettra, en outre, de préciser notre perplexité concernant la proposition de Jean Allouch, qui soutient l’existence derrière "l’image castre œdipienne papa-maman-enfant" d’une problématique du maître à l’œuvre en occident depuis l’antiquité.

Du mythe à la philosophie,
la place d’Eros dans le monde Grec.

"Éros, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir", c’est ainsi que le désigne Hésiode, dans la théogonie, où, pour la première fois, apparaît sa figure. Il est après Chaos et Gaia (la Terre), l’une des trois divinités primordiales. S’étendant à tous les êtres, son action est universelle, cependant les premières générations se font sans son concours actif, c’est après que Gaia a donné naissance à un être égal à elle même, Ouranos, principe masculin, que l’action d’éros désormais s’impose à chacun. Parce qu’il est égal à Gaia, Ouranos la recouvre exactement, il l’enveloppe jusque dans ses profondeurs, s’étendant tout autour d’elle. À la tension primitive Béance-Terre, succède un équilibre Terre-Ciel, cet ensemble organisé est fermé sur lui-même, il faudra la castration d’Ouranos par son dernier fils Chronos, qui avait pris en haine son père, pour que le Ciel se retire de Gaia, laissant libre un espace où ses enfants pourront exercer leurs pouvoirs.
Tout se passe comme si, dès qu’il intervient, Eros tissait des liens, qui réalisent une union si forte, que celle-ci arrête le processus de génération en cours, car l’accès à l’espace étant interdit, les enfants restent dans les flancs de Gaia qui ne peut que gémir : cette action maintient une proximité dangereuse de Chaos.
Le geste de Cronos tranchant le sexe de son père provoque la séparation d’Ouranos et de Gaia, dont la proximité constituait un état intolérable, il permet aux enfants que Gaia a engendré de sortir à la lumière : pour que soit repris le cours de générations, il faut que soit établie une bonne distance.
Le geste de Cronos a une autre conséquence dans la généalogie des dieux et pour l’action d’Eros :
"Quant aux bourses, à peine les eut-il tranchées avec de l’acier et jetées de la terre dans la mer qu’elles furent emportées au large, longtemps, et, tout autour une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume, une fille se forma, que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite. Éros (l’Amour) et le bel Hyméros (le Désir), sans tarder lui firent cortège, dès qu’elle fut née et se fut mise en route vers les dieux."
Par la suite, tous les autres dieux et déesses seront engendrés avec l’aide d’Aphrodite, et donc d’Eros, qui en est indissociable, à quelques exceptions près cependant, dont Athéna et Héphaistos.
L’Orphisme systématise et généralise l’aspect démiurgique d’Eros, fonction qui lui était déjà attribuée par Hésiode, quand il cède la place à Aphrodite et lui fait désormais cortège. Dans ce culte, il est le dieu qui sort de l’œuf primordial, celui qui est la conjonction des opposés, le masculin et le féminin, il est le un dont seront issus les dieux et les hommes.
Dans tout le reste de la tradition grecque, Eros apparaît comme indissociable d’Aphrodite, son rôle secondaire se cantonne exclusivement aux relations amoureuses entre les dieux et les hommes. Sa figure apparaît sous la forme d’un angelot avec un arc et des flèches, elle sera fixée définitivement par la poésie alexandrine.
Selon une autre légende, Eros serait le fruit des amours d’Aphrodite et d’Arès, les autres enfants étant Antèros, Démos, Phobos (Terreur et Harmonie) et enfin Priape.

Un texte philosophique de première importance, Le Banquet de Platon, fait subir des transformations majeures aux aspects de la figure mythologique d’Eros. Ce récit témoigne du souci qu’a cette société de préserver la maîtrise qui constitue le statut de chaque homme libre dans son opposition au barbare : comment s’y prendre avec celui qui rompt les membres et le sage vouloir?
Dans ce dialogue, six personnages font l’éloge d’Eros.
Éros, dans chacun de ces discours, est le dieu qui permet d’établir des relations, non seulement entre les êtres humains, de quelque sexe qu’ils soient, mais aussi entre le ciel et la terre et donc entre les dieux et les hommes. Socrate reprend ce thème en le transformant en fonction de ses préoccupations philosophiques. En effet selon la version de Diotime qu’il rapporte, il n’est plus un dieu, mais il est un démon, il est cet être intermédiaire qui permet de s’élever du sensible vers l’intelligible, où l’on peut contempler le beau et le bien en soi.
Ainsi trouve t-on dans le Banquet cinq Eros différents : L’Eros primordial, qui apparaît à la suite de Chaos et de Gaia. L’Eros qui fait cortège à l’Aphrodite Ouranienne issue du sperme qui dans la mer s’écoule du sexe coupé d’Ouranos. L’Eros indissociable de l’Aphrodite pandémienne, celle qui touche à l’amour vulgaire, la fille de Zeus et de Dioné. L’Eros orphique, celui d’une unité originaire. Enfin, la version de Diotime, rapportée par Socrate, qui en fait un démon, fils de Poenia (Pauvreté) et de Poros (Expédient), ne pouvant s’élever au rang des dieux, car Socrate relève qu’il soufre par sa mère d’un manque de beau et de bien.

Ce survol rapide des représentations d’éros chez les Grecs permet de repérer une hétérogénéité d’Eros à lui-même quant à ses origines. D’un côté, un temps originel, où après Chaos apparaissent les deux divinités primordiales que sont Gaia et Eros, apparition plutôt que naissance, mouvement qui s’impose de soi même. Puis, Gaia enfante son double, Ouranos, principe masculin, temps suspendu durant lequel, sous l’influence d’Eros s’établit le processus de génération, qui n’autorise aucun espace aux enfants issus de cette union. C’est, après la castration d’Ouranos par Chronos, que la fonction de liaison d’Eros change de statut. Éros escorte désormais l’Aphrodite Ouranienne en compagnie d’Hymèros (le Désir), et met son pouvoir au service de la déesse en permettant l’union des dieux et des hommes, il préside à la naissance de mortels au destin souvent mythique. Sa puissance de liaison n’est plus omnipotente, et sans adresse singulière, elle est au service d’une intention. De l’autre coté, la version de Socrate ne reconnaît plus sa nature démiurgique, elle fait intervenir la catégorie du manque comme ressort de son activité, qui présuppose une absence de ce que vise l’amour, c’est-à-dire ce qui n’est pas là. Dans tous les cas il demeure celui qui a le pouvoir de lier.
Jusqu’à la fin de la période hellénistique classique, Eros ne fut pas destinataire d’un culte, par contre on sacrifiait à Aphrodite dont les colères étaient redoutées. Ce qui importait n’était pas tant un savoir sur lui, que son pouvoir mis au service des intentions de la déesse qu’il s’agissait d’honorer, afin de préserver cette éthique de la maîtrise de soi mise à mal par l’intervention d’Eros.
Le mythe est un récit, il transmet de locuteurs en locuteurs une portée symbolique qui est la mémoire sociale, la mémoire partagée par un groupe humain. Il établit une temporalité et permet à une société de s’y référer, il propose un ordre symbolique dans le temps, la philosophie grecque s’est inscrite dans ce sillon de pensée en élaborant son discours à partir du mythe. Michel Foucault interroge, lui, la pensée philosophique antique dans un double mouvement à la fois synchronique et diachronique. Ce qu’il cherche à établir est la façon dont s’est élaborée la pensée d’éros par l’homme grec, non pas dans une évolution linéaire, mais par des processus complexes mettant en œuvre le souci de soi par rapport à la cité avec la politique, la pédagogie, et la connaissance de soi dans des jeux de vérité à travers lesquels l’être se constitue historiquement comme expérience, c’est-à-dire comme pouvant et devant être pensé.

Aujourd’hui, qu’en est-il de notre lien à éros? Telle a été la question qui a mis à l’ouvrage Michel Foucault.
Après "Surveiller et punir" où il analyse que le pouvoir traverse l’ensemble de la société par des procédures de "discipline", il se propose d’interroger les dispositifs qui lient la sexualité aux mécanismes et réseaux de pouvoir. "Il s’agit de déterminer dans son fonctionnement et dans ses raisons d’être, le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine… Il s’agit de dégager la volonté de savoir qui leur sert à la fois de support et d’instrument".
Ce que M.Foucault cherche à saisir est la genèse de la raison qui nécessite de parler de la sexualité, il propose son analyse des conséquences actuelles qu’il repère dans les formes qu’elle revêt dans le discours occidental contemporain.
"La mise en discours du sexe n’est pas la victime d’un processus de restriction, mais soumise à un processus d’incitation : la volonté de savoir ne s’est pas arrêtée devant un tabou à ne pas lever, elle s’est acharnée à constituer une science de la sexualité". "L’aveu a été et demeure aujourd’hui la matrice générale qui produit le discours vrai sur le sexe". Du confessionnal au divan, il n’y a que le parcours des siècles, selon M.Blanchot, mais toujours le même acharnement à faire parler sur le sexe.
Dans "La volonté de savoir" (1975), il s’agissait de faire une "archéologie de la psychanalyse" en cherchant dans le christianisme et la doctrine de l’aveu le lieu de naissance du discours sur la sexualité. Ce que constate M.Foucault, c’est l’apparition d’une nouvelle forme de "la technique de soi" plutôt que la mise en place d’un mode de vie plus austère. Il lui faut chercher dans la philosophie antique les thèmes "du souci de soi" et de "l’usage des plaisirs" - chez les Grecs ces techniques de vie s’appellent aphrodisia, notre notion de sexualité en est une traduction inadéquate. "Il s’agit des actes et plaisirs, et non pas du désir. Il s’agit de la fonction de soi à travers des techniques de vie, et non pas de refoulement des interdits de la loi". "Il s’agit de montrer non pas comment le sexe a été tenu à l’écart, mais comment s’est amorcé cette longue histoire qui lie dans nos sociétés le sexe et le sujet".
De Platon au stoïcisme, on est passé du souci de soi dans un rapport à la politique, à la pédagogie, à la connaissance de soi, à "s’occuper de soi, pour soi même, on doit tout au long de son existence être pour soi même son propre objet".
Il soutenait que la moderne fascination pour un désir obscur pesait de moins de poids dans l’Antiquité. "Nous, les modernes, sommes devenus obsédés par nos désirs profonds; les actes n’ont pas autant d’importance pour nous; quant aux plaisirs, personne ne sait plus ce que c’est". Car, la scientia sexualis s’est mise en place au détriment d’une éthique du souci de soi, qui, elle, permettait de développer un ars érotica.
Dans l’Antiquité, ce qui, s’agissant du sexe, apparaissait assez dangereux ou inquiétant pour motiver tout un ensemble de pratiques sur soi, ce n’était ni le péché de chair, ni les pulsions, mais une activité excessive qui menaçait de déposséder d’eux-mêmes les êtres faits pour diriger, qui mettait en danger le comportement attendu de l’homme libre. Selon son analyse, c’est pour combattre ce danger que la pensée antique médicale, poétique, philosophique a inventé l’image du maître, son choix de vie juste, beau, et les moyens de l’égaler. La question centrale était le problème de la pénétration, l’organe masculin (le phallos) étant ce fier instrument de l’activité sexuelle qui mettait l’être masculin en mesure d’affirmer son statut civique. Le projet que met à jour cette analyse se laisse mieux comprendre si on l’oppose aux déplacements introduits par le christianisme, où l’exigence n’est plus d’atteindre à la fière virilité du maître, mais à la pureté intérieure de l’être. Ce qui incite à se transformer ce sont les commandements de Dieu. Foucault rappelle que Saint Augustin décrit l’orgasme comme "un spasme affreux, la perte de la capacité à délibérer". "Le sexe en érection est l’image de la révolte de l’homme contre Dieu, son sexe incontrôlable est pour lui ce qu’il fut lui-même pour Dieu". Saint Augustin appelle libido le mouvement rebelle des organes sexuels masculins. La lutte contre les revendications de la libido impose de revenir sur soi, elle exige outre la maîtrise de ses activités, un examen de ses pensées et désirs enfouis dans les replis de l’âme. La question ne porte plus sur les occasions appropriées ou propices à l’activité sexuelle de l’être masculin dans son rapport à la cité, mais sur la pureté intérieure des désirs sexuels et des pensées : on est ainsi passé de la question éthique du rapport à soi au problème posé par l’involontaire affirmation individuelle de la libido. De là, s’est établie une scientia sexualis dont la psychanalyse serait un aboutissement, où, prenant la suite des procédures d’examen de l’âme, l’intériorisation du désir a pris une nouvelle forme : la sexualité est devenue vérité sur les désirs enfouis dans une enfance que nous refusons de reconnaître, qui fait retour sous forme de symptôme névrotique.
Selon M.F, le postulat freudien, prenant appui sur le mythe de la horde primitive, pose un sujet "anhistorique", méconnaît les processus historiques de subjectivations liés aux processus de pouvoir qui lui sont contemporains, et oppose la culpabilité à la violence de l’histoire. Il s’agit pour l’auteur d’un "archaïsme".
Pour M.Foucault "la sexualité moderne, celle qui va de Sade à Freud se distingue moins pour avoir dégagé la véritable nature du sexe que pour l’avoir dénaturé en en faisant une limite de l’expérience" : "la sexualité est une fissure qui marque une limite par rapport à nous et se désigne comme limite." En repensant cette idée des limites et de leur transgression, il fut amené à voir l’éros en relation avec une parrhêsia, une sorte de pensée critique qui ne s’appuie sur aucune autorité pour créer en toute liberté de nouveaux modes d’existences. Frédéric Gros, présentant la sexualité dans l’œuvre de Michel Foucault, lors d’un colloque de l’Ecole Lacanienne, interroge la psychanalyse sur ce que la sexualité désigne pour elle : est- elle prioritairement un point où raccrocher une stylisation générale d’existence, comme l’avance M.Foucault, ou bien un point obligé, sinon primordial, dans l’entreprise de connaissance de soi?

La psychanalyse est concernée par éros,
mais elle n’en est ni une science, ni un art.

C’est là le point précis où divergent de manière radicale les analyses de M.Foucault et de la théorie psychanalytique, telle qu’elle s’est élaborée de Freud à Lacan. La psychanalyse a réintroduit la problématique sexuelle en se dégageant de toute référence aux codes de la morale, en ne se proposant pas comme une science du sexuel, mais en soutenant sans relâche les conséquences de cette problématique pour l’être humain, défini comme être parlant chez qui la sexualité ne peut être appréhendée qu’au travers du langage.
Avant de répondre à l’interpellation de M.Gros, il importe de saisir en quoi l’initiative de Freud, consistant à faire de la libido une composante essentielle de la sexualité comme source du conflit psychique, a permis une approche qui a opéré une rupture radicale dans la pensée, et dans notre lien à Eros. Freud s’est distingué de la science et de la médecine en réintroduisant le sujet, qui avait été écarté par celles-ci qui ne pouvaient le concevoir que comme sujet d’observation, donc comme objet entrant dans un catalogue de déviances, lui-même déterminé par les notions de "normal et de pathologique" qu’imposait le code moral. La coupure épistémologique introduite par Freud, en posant le refoulement, consista à supposer un savoir-insu du sujet, comme le nommera Lacan, savoir lié à Eros et déterminant la conduite humaine. Cette opération discursive a imposé la mise en place de toute une série de concepts métapsychologiques qui rendent compte de leur cohérence logique à l’épreuve de la clinique psychanalytique : de façon décisive elle a pour effet de faire advenir un nouveau sujet, qui décentre celui de la connaissance.
Dans sa recherche initiale, Freud ne prenait pas appui sur la tradition grecque. On sait que sa rencontre avec Charcot fut décisive. Celui-ci, à partir du cadre précis de la neurologie, a donné un statut à l’hystérie en créant le concept de névrose, qui va être à l’origine de la découverte de l’Inconscient. Charcot en fera une maladie fonctionnelle, nerveuse, héréditaire et organique, distinct de l’épilepsie, et dégagée de l’accusation de simulation.
Cette approche permet à Freud de concevoir la possibilité d’une pensée détachée de la conscience : celle-ci produisant des effets somatiques à l’insu de l’individu, puisque l’hystérique est "possédée" par ses symptômes. De retour à Vienne, il met en œuvre une pratique fondée sur le primat de l’écoute et du récit. Il réactualise la doctrine des causes sexuelles à la lumière de la théorie des névroses, dans la nécessité où il est de rendre compte de sa clinique, alors que Charcot a construit une nosographie en se détournant de la problématique sexuelle. Freud cherchait à identifier l’évènement qui provoque le phénomène hystérique, conséquence d’un défaut de liaison dans l’appareil psychique, à l’origine du refoulement. Ce fut dans un premier temps l’hypothèse de la séduction précoce à dimension traumatique, qu’il dût abandonner au profit de la théorie du fantasme. Ainsi, la reconnaissance du clivage de la conscience a permis l’émergence progressive de la notion d’inconscient. La théorie du fantasme caractérise l’inconscient freudien.
Afin de rendre compte de l’universalité de l’interdit de l’inceste à l’œuvre dans le fantasme, Freud crée le mythe de la horde primitive menée par un père primordial jouissant de toutes les femmes et les interdisant toutes à ses fils. Le meurtre du père primordial suivi du repas totémique fondait ce père mort comme un père originaire. Le refoulement de la culpabilité pour chaque fils fondait, lui, la loi d’interdit de l’inceste. Dans cette perspective, selon Freud, le complexe d’Oedipe n’est rien d’autre que l’expression de deux désirs refoulés : désir de meurtre du père, désir d’inceste. De la sorte, il y a identification du désir à la Loi. Pour Lacan, la construction de ce mythe est de l’ordre d’une nécessité logique, car pour que l’ensemble des humains soumis à la castration ait un sens, il faut qu’il en ait au moins un qui ne le soit pas, ce père originaire fonde la possibilité d’existence des autres, cet "hommoinzin" est le support du fantasme d’une jouissance absolue, aussi inatteignable que l’est ce père originaire.
Suivant le fil du frayage freudien, Lacan en dégage la démarche de toutes ses assises biologiques. Prenant appui sur la linguistique structurale, il fait l’hypothèse que "l’inconscient est structuré comme un langage". L’être humain n’apprend pas à parler, il est institué par le langage, et donc par le signifiant. L’enfant est d’emblée pris dans un ordre tiers, le symbolique, il se met à parler bien avant de savoir ce que sa parole dit. C’est de l’Autre (sa mère réelle, entre autres) que le sens de ce qu’il exprime lui fait retour. Assujetti à la loi du désir de l’Autre, le sujet parle sans exactement savoir ce qu’il dit. Il tient un discours qui en dit plus long que ce qu’il ne croit. En s’exprimant il se trahit, mais ne peut ex-sister autrement que de se dire, se mal dire, se mi-dire. Si, dans l’inconscient "ça parle", c’est dans la mesure où ça dépend du langage au plan structurel. C’est pourquoi "l’inconscient est le discours de l’Autre", ce n’est jamais que le discours du sujet de l’inconscient.
C’est cette approche que M.Foucault n’a pas reprise dans son analyse, elle se distingue radicalement du discours philosophique. Elle permet de repérer derrière chaque énoncé d’un sujet la mise en œuvre d’une logique du signifiant qui en perturbe l’élaboration, c’est à cette insistance du signifiant que s’attache l’attention du psychanalyste, car c’est là que se signifie le sujet de l’inconscient, et non pas dans un aveu coupable.
Cet abord de l’inconscient par le signifiant permet d’écrire qu’ il n’y a pas de sujet de la jouissance, car, dans le système du sujet la jouissance sexuelle n’est nulle par symbolisée, ni symbolisable, elle est réelle, hors langage. Elle échappe au savoir, le Phallus dans ce système représente le signifiant de la carence de jouissance caractéristique du sujet dans son rapport au réel. En effet, ce qui distingue le langage humain d’un code informatif simple, c’est cette équivoque signifiante qui fait que tout signifiant peut être remplacé par un autre signifiant dans un glissement constant, lié à chaque histoire subjective, cette possibilité est la conséquence de l’absence d’un signifiant qui laisse sa place vacante : il s’agit du Phallus, signifiant de la jouissance interdite qui fonde l’humain, et dont les effets de signifié surgissent dans la pensée et les actions.
Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi rejoint cette approche : "Nous venons d’une scène où nous n’étions pas. L’homme est celui à qui une image manque… Il est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit…Le mot grec phallos se dit fascinus en latin…La fascination est l’angle mort du langage."
"L’éros est une plaque archaïque, pré humaine, totalement bestiale, qui aborde le continent émergé du langage humain acquis et de la vie psychique volontaire sous les deux formes du rire et de l’angoisse. L’angoisse et le rire, ce sont les cendres épaisses qui retombent lentement de ce volcan. Les sociétés et le langage ne cessent de se protéger devant ce débordement qui les menace".

Ainsi, la psychanalyse qui s’est fondé des conséquences de son abandon du savoir médical pour tenter de rendre compte de la causalité du symptôme psychique a t-elle pût s’établir comme une nouvelle discursivité. Son effet a été de reconnaître un savoir-insu à l’œuvre chez tout être parlant, savoir au lieu de l’inconscient, qui déplace radicalement la notion de sujet de la connaissance, comme la philosophie classique l’avait établie. Elle témoigne d’un savoir qui ne peut que reconnaître la béance signifiante où se signifie l’action d’Eros en tout sujet humain. L’inconscient ne cesse de buter sur l’impossible écriture du rapport sexuel, car il n’y a pas d’identité sexuelle qui fasse rapport logique entre ce que serait un homme pour ce que serait une femme. En effet, au niveau de l’inconscient ce n’est pas l’anatomie qui fonde le sexe d’un sujet. Chaque sujet, quel que soit son sexe réel, ne peut que se situer par et dans le langage engageant ainsi une l’altérité de soi à soi, de soi à l’autre, et de soi au manque représenté par ce signifiant manquant. Tout sujet étant confronté à ce manque constitutif, le rapport sexuel ne peut donc en être un, en termes de logique, car il ne peut y avoir rapport d’équivalence ou de complétude : le manque est structurel, pas d’opération qui puisse l’effacer, sans mettre en danger ce qui fonde l’humain, il insiste à proportion de la méconnaissance dont il est l’objet.
Enfin, le sujet de l’inconscient est divisé de structure, représenté par un signifiant pour un autre signifiant, cette opération a pour prix une perte d’être, car l’être d’un sujet se réduit à un trait singulier, pure différence signifiante qui est sa distinction. C’est cette perte qui est cause du désir, elle ne se sait pas, se projette dans une mise en forme du fantasme, qui, en avant du sujet dans une brillance imaginaire (leurre dont se soutient l’intention désirante) propose l’impossible réunion d’un objet virtuel, représentant de cette perte, et d’un trait de coupure signifiante qu’aucun sens ne recouvre, mais dont l’inscription est la condition de l’être parlant. La jouissance serait l’effacement du caractère impossible de cette réunion. La pulsion sexuelle totale n’existe pas, elle supposerait un objet réel plein, un phallus réel. La libido s’investit en pulsions sexuelles partielles que déterminent les formes imaginaires de cette perte d’être inscrite sur le corps sexué. Seule l’(in)satisfaction des pulsions sexuelles partielles peut être rencontrée. Quand le semblable désiré ne se réduit pas à un objet fantasmatique, l’appui pris sur le manque, plutôt que sur la demande à le combler, permet un accomplissement d’une autre nature que de simple satisfaction, il est la reconnaissance du semblable dans sa singularité, la convoitise dont il pourrait être l’objet fait place à un désir libéré de la haine, condition d’un nouvel amour. Car si l’amour est demande de ne faire qu’un, la haine vise à détruire l’être de l’autre, et quand l’amour ne vise que cet objet du fantasme en méconnaissant le manque de l’autre, tout ce qui dévoile ce leurre est ravageur, l’objet du fantasme et l’être de l’autre ne doivent pas se confondre.
La critique de Foucault concernant le sujet reconnu par la psychanalyse prend appui sur la père version, retro version dit-il, construite par Freud avec son écriture du mythe de la horde primitive. Pour lui, cette version anhistorique méconnaît les procès de la subjectivation, elle lie la culpabilité au sexe. Cette lecture foucaldienne ne prend pas en considération l’approche de Lacan, celle-ci démontre la nécessité du mythe pour établir, en termes de logique, l’universalité de l’interdit de l’inceste à l’ensemble des humains, et pour que la proposition soit vraie, il faut qu’il y en ait au moins un qui y échappe. La Loi fonde le désir. Par ailleurs désir et plaisir sont de natures hétérogènes. Dans sa visée aveugle, le Moi qui désire, distinct du sujet de l’inconscient, ne peut rencontrer que le plaisir, qui est en deçà de la jouissance attendue.
Une autre critique de Foucault porte sur la pratique de l’aveu dont la psychanalyse serait héritière, celle-ci, cependant, n’opère pas sur ce versant. La règle dite de l’association libre n’est pas une injonction à tout dire, mais elle vise à permettre à un sujet de se retrouver en position de tiers auditeur de son dire. Il ne s’agit pas ici d’un examen de conscience, mais de la possibilité d’entendre cet insu qui ne cesse de l’agir, reconnaissance qui n’a aucune visée normative ou morale, mais qui est reconnaissance de ce manque à être qui le constitue comme désirant."Le langage pense le locuteur et sa pensée, l’auditeur ouit." (Pascal Quignard).
En contre point du "sujet-désir", la notion "d’Eros des plaisirs", selon M.Foucault, ne prend pas en considération la division du sujet, qui est un fait de structure langagière. Le Moi et le Sujet de l’inconscient ne se recouvrent pas; le Surmoi qui est aussi un impératif de jouissance barre l’accès à la chaîne énonciative d’où le sujet peut être entendu. Obéir à cet impératif serait un rabaissement de l’exigence désirante du sujet. Le fantasme dont se soutient le désir se réduirait à une objectivation hallucinée de l’autre, qui maintient la méconnaissance de la division du sujet. L’oubli de cette division peut-elle fonder une éthique, si celle-ci ne se supporte d’aucun sujet?
M.Foucault témoignait que le meilleur moment de l’amour était pour lui quand il voyait l’amant s’éloigner en taxi, seul restait le souvenir de la chaleur de son corps. L’amant se réduit à la trace du souvenir d’une jouissance. Le regard se veut voyant. Il y a torsion et pliure de la chaîne énonciative sur le plan scopique, cela est étranger à l’enseignement de la psychanalyse. Le sujet freudien et les processus de subjectivation décrits par Foucault ne représentent pas le même concept.
Enfin, comment entendre l’affirmation de J.Allouch qui, répondant à M.Foucault, interpelle les psychanalystes en postulant l’existence derrière "la version castre œdipienne de la psychanalyse" d’une problématique du maître à l’œuvre en occident depuis l’Antiquité?
Problématique antérieure à la structure œdipienne, qui, elle serait un avatar de l’histoire occidentale dans sa rencontre avec le christianisme. Rendez-vous qui aurait été manqué par Freud, laissant vacant tout un champ de l’érotologie repris par les mouvements gays et lesbiens américains.
Si le travail de M.Foucault a permis de dégager par quels processus complexes l’être s’est constitué comme expérience, c’est-à-dire comme pouvant et devant se penser, cette pensée porte sur des représentations de soi, portées par l’éthos de la cité sans laquelle l’homme grec ne pouvait se penser. Ces représentations sont déterminées par les idéaux auxquels tout citoyen était inconsciemment assujetti, en conséquence l’image du maître doit être interprétée comme idéal narcissique. Que cette image idéale soit au premier plan dans les discours n’infère en rien que le fantasme oedipien n’ait pas été à l’œuvre pour chaque sujet dans l’Antiquité, la gravité de la transgression d’Oedipe allait de soi pour tous dans le texte de Sophocle, le chœur en témoigne avec effroi. Il n’est pas nécessaire que l’interdit de l’inceste soit inscrit dans les lois de la cité pour qu’il soit opérant. On ne comprend pas pourquoi J.Allouch ne retient pas la distinction entre les deux espèces d’identifications définies par Lacan : celle où se constitue le moi et celle qui fait la division du sujet. L’identification à l’objet d’amour constitue le noyau de l’idéal du moi, point d’où le sujet se verra comme vu (aimable ou pas) par un autre, c’est cette identification qui est à l’œuvre dans la problématique du maître. L’autre forme d’identification est celle où le sujet, au-delà de l’idéalisation de l’objet a comme agalma (trésor caché), peut reconnaître ce point comme étant celui dont il se voit causé par le manque. Cette opération peut se dévoiler dans le transfert en psychanalyse où se signifie le fantasme.
L’idéal du moi, sous la forme de la figure du Maître, au même titre que le fantasme inconscient participe de la structuration de l’être parlant dans son rapport au monde, il ne peut être isolé dans une antériorité temporelle, même si ses représentations sous cette forme sont historiquement repérables depuis l’Antiquité, et persistent sous diverses formes culturelles.

De l’action démiurgique d’Eros lié à chaos, qui nous est rapporté par Hésiode, à sa version démoniaque proposée par Socrate, un parcours nous est proposé par la pensée grecque, où la conscience de l’homme interroge son lien à l’amour et au désir dans une dimension éthique comme le rappelle Michel Foucault.
À l’inverse, la psychanalyse a interrogé l’impensable, jusque-là, d’une pensée, insu du sujet, qui rende compte des effets d’éros pour l’être parlant. Dans chacune de ces démarches Éros demeure celui qui rompt les membres, celui qui met à mal le sujet. Pour la psychanalyse, la condition du sujet de l’inconscient est liée à l’absence d’un signifiant qui représenterait la réussite effective de la rencontre avec éros.
Il faut rappeler que la psychanalyse s’est constituée non pas comme un savoir sur la sexualité, mais comme question portant sur les conséquences chez l’être parlant de sa rencontre avec Eros. C’est dans la mesure où la poussée libidinale ne se réduit pas au besoin, mais prise dans les rets du signifiant, elle ne peut être perçue que comme demande de l’Autre. Toute réponse à cette demande reste inadéquate, car l’absence d’Un signifiant, qui représenterait le réel du sexe, de la jouissance sexuelle, laisse béant ce qui du désir se signifie sous les masques de la demande. La demande est toujours demande d’amour, demande de faire un avec l’autre, passion qui peut être ignorance du désir. Le désir peut-être reconnu, il ne demande rien.
Le sujet de l’inconscient se constitue comme divisé, insaisissable autrement que dans ses effets. En conséquence le sexe (ce qui sépare) est coupure du sujet, la libido est l’énergie pulsionnelle qui comme dans l’Antiquité dérange l’ordre de la maîtrise de soi, elle est ce qui met à mal l’être humain dans sa quête imaginaire d’unité.
Pour Michel Foucault, c’est la libido qui est mise à mal par les dispositifs du pouvoir, son extériorité librement vécue selon l’éthos de la citée grecque, au prix de la passivité de l’esclave, a été historiquement intériorisée dans la culture occidentale par la culpabilité que le christianisme a instaurée, remplaçant l’éthos de l’homme libre par l’examen de conscience des replis du soi avec l’instauration d’une pastorale.
Pour lui, les pratiques de la liberté doivent permettre une rencontre avec l’Eros des plaisirs, voie d’accès à une véritable amitié dans un projet de rencontre de notre Eros hors de toute subjectivité. La condition de cette rencontre des plaisirs serait une possibilité de jouir du corps de l’autre, ou de s’offrir comme corps de jouissance sans être affecté par le signifiant. Son élaboration théorique hétérogène à celle de la psychanalyse, propose un Eros qui mène à l’oubli de soi, sans reste, en soutenant en acte la pensée critique. Cette lecture de l’ethos grec ne prend pas en considération la servitude narcissique dans laquelle se trouvait le maître antique, sacrifiant tout à l’éclat de son kairos dans la cité.
La passion de Freud a permis de reconnaître l’inconscient, comme lieu d’une autre scène causé par l’impossible rendez-vous d’Eros avec l’être parlant, que serait l’unification du sujet par le comblement de son manque. Le style d’un sujet peut en témoigner, la psychanalyse ne mène pas à une connaissance de soi, par contre elle permet à un sujet d’être averti. Désormais il n’est pas sans savoir qu’un insu le concerne au plus près.
Éros est celui qui lie sans raison autre que celle de son pouvoir de lier. Il a fallu la naissance d’Aphrodite pour qu’une intention dirige ce pouvoir, cette intention représente l’énigme du désir de l’Autre à l’œuvre dans cette société de Maîtres, comme pour tout être parlant. Aussi, c’est à la déesse que l’on réservait un culte, et non pas au dieu obscur. Car le désir est la raison du parlêtre.
Il ne peut y avoir une érotologie psychanalytique, si ce terme désigne un logos sur notre être érotique. Ce serait méconnaître cette coupure qui constitue l’humain comme être désirant, à jamais en exil de son unité, il en est effectivement, de ce fait, dénaturé comme le déplore M.Foucault. C’est de la nature d’Eros de nous dénaturer, pas de remède à cela, il nous laisse rompus…
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© O. Sigrist

 

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