J’avais entrepris d’écrire cet article
il y a plusieurs semaines, après avoir vu LA VIE EST BELLE dans des
circonstances psychologiques dont j’essayerai de rendre compte plus
loin. J’ai tout de suite pensé que ce film était un film important. Il
est bien sûr impossible de dire si l’importance que l’on reconnaît à un
film repose sur autre chose qu’un effet de mode, qu’un état passager, et
s’il recèle, pour soi-même, un quelque chose qui le fera compter
durablement, qui en fera un des films d’une vie. Le désir d’en rendre
compte, de tenter de faire passer l’intérêt personnel à un niveau de
généralité, se ramassait en une question "se peut-il que le souvenir des
crimes du passé empêche de voir ceux qui se commettent sous nos yeux
fermés?".
Et puis la guerre en Yougoslavie est arrivée et les bombardements de
l’OTAN, justifiés à longueur de colonnes par des références à
l’Holocauste, par une lecture à la fois déformée et analogique des
événements des Balkans.
D’où l’urgence de reprendre cette question.
Pourquoi je ne voulais pas voir ce
film, et comment j’ai fini par le voir :
J’ai été choqué qu’on puisse faire un
film qui parle de déportation et où l’on puisse rire, qu’on présente le
camp comme le cadre de vie d’un scénario, qu’on raconte l’histoire
invraisemblable d’un enfant sauvé de la mort par la grâce de l’amour de
son père et que cette survie soit fondée sur le mensonge, le pieux
mensonge, dira-t-on, du père sur la vérité du camp.
Evidemment ces préventions ont été partagées par beaucoup et souvent
exprimées notamment par Jean-Jacques Moscovitz dans un article paru dans
LIBERATION le 12 novembre 1998 sous le titre L’avis de Benigni n’es pas
si beau .
Par ailleurs la réaction de ceux qui avaient vu le film me choquait.
Ils parlaient de "sa qualité humaine", de "l’oubli qu’on avait du lieu"
pour n’avoir d’attention que sur "l’amour de ce père et son admirable
inventivité", sur "la relation de ce fils et ce père".
Il en fallut pourtant assez peu pour vaincre cette résistance : l’avis
de quelques personnes qui comptent, qui avaient vu La Vie est Belle et
qui l’appréciaient.
Au fond, j’ai accepté assez facilement de passer sur mes scrupules
premiers. Cela aussi mérite que je m’y arrête.
Pour ce faire, je partirai d’un article paru dans la LETTRE DE L’ECOLE
SIGMUND FREUD sous la plume d’Anne Lyse Stern
La question autour de quoi tourne l’argumentation d’Anne Lyse Stern
est celle de l’impossibilité de représenter AUSCHWITZ. Elle accuse
Benigni d’avoir une attitude trompeuse, du style face je gagne pile tu
perds, puisqu’à la fois il déclare qu’il ne décrit aucun camp précis,
mais que divers détails (le portique où est inscrit ARBEIT MACHT FREI,
le tatouage du matricule sur le bras qui n’aurait été appliqué que dans
ce camp selon Anne Lyse Stern.) désigne ouvertement AUSCHWITZ. Il aurait
donc fait une fiction qui prenait AUSCHWITZ comme sujet tout en s’en
défendant.
Cette critique mérite attention.
Les films de Claude Lanzmann SHOAH et NUIT ET BROUILLARD d’Alain
Resnais sont les films majeurs dont le sujet est la déportation,
réalisés par des auteurs qui ont réfléchi à comment faire un film sur ce
sujet. Tous deux sont arrivés à des solutions semblables, en ce que
chacun a travaillé à partir de témoignages ou de documents d’archives en
donnant au montage une fonction dramatique et austère.
Mais, contrairement à ce qu’il est parfois dit, un nombre relativement
important de films a eu pour sujet direct ou indirect la déportation. En
général la représentation sous forme de fiction des camps de
concentration a soulevé des critiques, comme ce fut le cas pour KAPO de
Gillo Pontecorvo, ou PASAZERKA d’Andrzej Munk, films tragiques et d’une
rare pudeur réalisés à partir de témoignage de déportés. Le film de Munk
racontait le récit d’une rescapée qui croit reconnaître lors d’une
croisière une de ses tortionnaires. Celle-ci avait eu pour elle un désir
qui n’avait pas eu d’écho mais avait contribué à sa survie. La polémique
suscitée par ce film anticipait le scandale que fut dans les années 70
la sortie du film de Liliana Cavani, PORTIER DE NUIT.
On assiste à un renversement de tendance depuis ces dernières années
marquées par des téléfilms comme HOLOCAUSTE et bien sûr le film de
Spielberg, LA LISTE DE SCHINDLER.. Je pense que la raison essentielle de
ce phénomène réside dans l’effet du temps, d’un travail d’élaboration
d’une mémoire nouvelle, romancée pour des générations nées après la
Shoah.
L’enthousiasme qui entoure le film de Roberto Benigni, le soutien
appuyé de représentants d’organisation de déportés, l’obtention de
l’Oscar du meilleur film étranger, qui n’aurait pas été possible à mon
sens s’il avait rencontré une opposition décidée des lobbies juifs du
cinéma américain, n’est pas exempte d’une signification implicite que je
résumerai ainsi : nous en avons assez du mode de déploration et
d’horreur sur lequel on évoque la Shoah.
Un tel aveu, même inconscient, s’accompagne d’une culpabilité,
d’autant plus forte qu’il crée un clivage entre les déportés - l’article
d’Anne Lyse Stern est le texte d’une intervention publique sur le film
où, invitée à parler en tant qu’analyste, elle annonce clairement
qu’elle parle comme déportée - et les autres.
Je rappellerai brièvement le synopsis du film :
Dans les années 30, Guido va rejoindre son oncle dans une petite ville
de l’Italie du Nord. Chemin faisant, il tombe amoureux d’une jeune
femme, Dora, tombée, elle, pratiquement du ciel dans ses bras.
En ville, il trouvera son oncle en but à des persécutions antisémites,
car leur famille est juive. Il retrouvera aussi Dora, qui est
institutrice et fiancée à un dignitaire du parti fasciste.
Guido est doué d’un opportunisme miraculeux. C’est un Arlequin poli
par l’amour, qui fera la conquête de sa belle, l’enlevant le soir de ses
fiançailles au nez et à la barbe de son promis. Précisons que cet
exploit aura lieu dans l’Hôtel où Guido est devenu serveur, et où il
déploie l’art de ses fourberies et sa perspicacité, charmant les
clients. Parmi eux, un touriste allemand, le Docteur Lessing.
Cinq ans ont passé. Guido et Dora ont eu Giosue, merveilleux bambin
qui a la malice de son père. La vengeance des fascistes s’abat sur eux :
Guido est dénoncé, déporté avec son fils et son oncle. Dora se fait
déporter pour les suivre.
Ils arrivent dans un camp de concentration. Maintenant Guido va
déployer tout son art à cacher son fils et à le convaincre que ce qu’il
voit est en fait un grand jeu, qu’ils vont gagner si Giosue lui obéit.
Et Guido tiendra son leurre jusqu’à la libération du camp. Du moins pour
Giosue, qui, juché sur un char américain – un char, le grand prix du
jeu, assurait Guido- retrouvera sa mère. Guido, lui, aura été exécuté
par un des allemands dans le désordre de leur débâcle.
Benigni n’a pas fait seulement une fiction qui se passe en partie dans
un camp. Il a fait un film drôle et l’on rit aussi quand l’intrigue se
déroule dans le camp.
Nous connaissons bien la proximité du rire et de l’angoisse, et le
ressort du gain de plaisir dans le rire : le franchissement d’un
interdit. Cependant l’interdit franchi n’est que déplacé et l’audace de
BENIGNI reste très mesurée; les moyens comiques employés dans la partie
du film qui se passe au camp restent très pudiques et très légers. Nous
sommes loin de Laurel et Hardy à BERGEN-BELSEN.
A parte :
Mes parents passèrent la guerre
recherchés par la milice et la Gestapo comme juifs étrangers et
survécurent d’expédients, fausse identité et vrai marché noir, de chance
et de l’aide de français courageux. Je suis né juste après la guerre et
je les ai souvent entendus parler de cette période avec des proches. Ils
étaient à longueur de temps pris de fou rire, d’un rire vraiment insensé
en rappelant des circonstances où leur liberté - leurs vies - ne
tenaient qu’à un fil.
Je ne connais qu’un film qui mette en scène quelque chose
d’équivalent. C’est COUP DE FOUDRE de Dyane Kurys. Guy Marchand et
Isabelle Huppert, un couple de juifs ayant fui en Italie pendant la
guerre, hoquètent de rire en racontant à Miou-Miou effarée une histoire
de faux papiers. J’y ai retrouvé le rire de mes parents.
Avec LA VIE EST BELLE, le rire intime devient un rire public. Benigni
rend publique le moment de rire.
Je reviendrai plus loin sur ce que cela peut signifier. Il y a un
aspect du comique utilisé par Benigni que je trouve très important. Il
s’agit de la référence faite au film de Chaplin LE DICTATEUR et à la
COMMEDIA DELL’ ARTE.
Benigni n’a pas cessé de rendre hommage à Chaplin. Dans une interview
donnée à la chaîne de télévision ARTE, il fait une confidence. Personne
ne s’est rendu compte, dit-il, que le matricule de Guido est le même que
celui que porte, dans le DICTATEUR, le Barbier quand il est interné dans
un camp de concentration.
Il y a une identité de style qui tient à ce que l’un et l’autre
s’inscrivent dans une même tradition, celle de la Commedia dell’arte.
Chaplin et Benigni ont en commun d’être des clowns et des acrobates.
Leurs forces et leurs immenses capacités physiques sont mises au service
de personnages qu’on pourrait croire faibles et sans défenses face aux
puissants. Leur succès, ou du moins l’échec du puissant, permet aux
spectateurs, qui s’identifient à eux, de triompher par des moyens qui
paraissent à leur portée.
Cet art de rire, essentiellement politique, est la tradition la plus
vivace du théâtre et du cinéma comique européen. A partir de Ruzzante
via Molière et Goldoni elle aboutit à Dario Fo. Les émigrés européens,
qui ont créé le cinéma burlesque américain, ont introduit un héritage de
la Commedia dell’Arte dans le cinéma muet en utilisant la pantomime.
Mais ce qui, pour moi, fait la grandeur de Chaplin est d’avoir su
renouveler, mieux créer un personnage, en l’espèce Charlot, sorte
d’Arlequin anarchiste. Notons en passant que le nom de Charlot est une
invention française. Dans les filmographies américaines le personnage à
la silhouette si caractéristique porte un nom adapté au scénario, comme
"le prospecteur" ou "l’émigrant". Toutefois les noms de
the tramp
(le vagabond) ou the little tramp
(le petit vagabond)
reviennent souvent.
Benigni, voulant introduire le rire comme ressort rhétorique dans un
film où il met en scène la déportation, prend appui sur LE DICTATEUR,
film d’avant guerre. Il passe d’une certaine façon par-dessus tout ce
qui a été tourné depuis. Mais ce retour en arrière n’est pas un désaveu,
et son film doit être regardé en gardant en tête ce que j’ose appeler
son interfilmité, terme que je forge en ressemblance de celui
d’intertextualité dont la critique littéraire désigne ce qu’un lecteur a
en tête comme référence quand il lit un livre. A longueur d’interviews,
Benigni rappelle qu’il a vu un grand nombre des films, sinon tous, qui
ont abordé la déportation.
Une scène me paraît tout à fait remarquable, voire grandiose. C’est
celle où Guido s’impose interprète dans le block où son groupe de
déportés vient d’arriver. Dans les premiers plans de l’arrivée au Camp,
tout est suggéré, la brutalité, l’extermination. Avec la vision des
châlits Benigni se risque là où le spectateur l’attend, la
"représentation" de l’horreur. Anne Lyse Stern, dans son article, fait
part de sa colère, d’un sentiment de tromperie : rien n’y ressemble à
son souvenir. Le spectateur rentre dans la scène avec malaise, d’autant
qu’alors la caméra est totalement subjective. Elle nous fait partager la
vision des arrivants, et ce qu’ils voient est le regard de ceux qui ici
les précédent. Il en résulte pour le spectateur une sentiment de
confusion chassé par ce qui se passe alors. Des Allemands entrent et
demandent un traducteur. Guido, instantanément se propose et va énoncer,
sous couvert de traduction du règlement intérieur du Camp, les règles du
jeu dont il maintient depuis le début de leur déportation la fiction
pour son fils.
Cette scène est extraordinaire, et je pense qu’elle restera comme une
des grandes scènes du cinéma.
Elle est totalement invraisemblable bien sûr, comme l’est l’ensemble
du film. Mais invraisemblable ne veut pas dire impossible, les récits de
déportés contiennent des détails littéralement impossibles. J’ai lu
récemment dans un récit écrit par une femme déportée qu’un jour une
lettre lui a été remise au camp, postée à son nom. Et nous savons bien
que si la loi des camps était qu’on devait y mourir, c’est en quelque
sorte par miracle que certains purent en échapper.
La scène tient à un ensemble de conditions que doit accepter le
spectateur : accepter que personne parmi les déportés ne parle allemand
ou que, s’il en est un, il comprenne l’intention de Guido, et qu’aucun
Allemand ne parle l’italien. Bref qu’il y ait un cloisonnement des
langues. Mais en même temps il faut que le ton de commandement soit
juste, que le faux interprète soit un bon mime, pour que les Allemands
ne puissent douter de Guido. La part des déportés est plus énigmatique :
parlant italien comme Guido, ils devraient manifester une réaction
devant les règles qu’il édicte. Il n’en est rien et on ne peut savoir si
la place qu’il occupe alors leur en impose, si l’incrédulité devant ce
qui leur arrive annihile leur sens critique, ou s’ils ont quelque
connivence avec Guido.
A mon avis le plaisir pris à cette scène tient à deux éléments :
L’invention de Guido, son habileté à inventer les règles, les lois du
jeu, et le rapport entre les langues, essentiellement le traitement
infligé à l’allemand, considéré comme un grammelot.
Du grammelot ou grommelot ou
gromelot etc :
Tout le monde s’est un jour amusé à
faire semblant de parler une fausse langue étrangère. Le jour de mon
mariage je fis un discours dans ce que je ne pourrais appeler une
langue, disons un charabia à consonances germaniques et slaves avec
laquelle je jouais depuis mon enfance. Je me souvient d’ un succès
formidable et d’une parfaite compréhension de mon public que je guidais
par des mimiques et par des proverbes introduits par la formule "comme
on dit en français". Cette langue personnelle, je l’avais appelé l’Osterlikien,
nom qui s’était imposé à moi et dont j’ignorais l’origine jusqu’à ce que
je revoie, des années après une première vision sous un préau de
communale - j’étais alors en CP - ce monument du cinéma qu’est LE
DICTATEUR. Je remercie ici le génie et le dévouement des instituteurs
qui montraient des "Charlot" sur un drap aux petits enfants des
écoles. Dans ce film l’Osterlich est le pays libre et menacé, voisin de
celui que dirige le Dictateur, la Tomania.
Il fallut encore bien des années et que Dario Fo obtienne le Prix
Nobel de Littérature pour que je puisse reconnaître que cette langue si
intime venait d’une longue tradition théâtrale et avait un nom générique
: le grammelot. ARTE présenta lors d’une soirée thématique consacrée à
Dario Fo, sous le titre, si j’ai bonne mémoire, du GRAMMELOT DU JUGE
ANGLAIS, un pur moment de jubilation joué par l’auteur en personne.
C’est une langue imaginaire, incompréhensible, et pourtant la
signification d’un discours tenu en grammelot est parfaitement claire
pour l’auditoire, quoiqu’il faille un temps d’arrêt, un moment pour
comprendre, qui produit l’effet comique. Le génie du grammelot tient à
ceci : en ne disant rien de compréhensible, l’acteur dit ce que le
spectateur sait, sans savoir qu’il le sait Moquerie au départ sur la
langue de l’étranger, le grammelot s’avère un outil comique redoutable
dans le travail de dérision du parler et du discours des puissants, gens
d’Eglise, gens de Robe, gens d’Armes, dont les propos volontairement
abscons laissent voir, décapés par la dérision l’obscénité de leur
trame. Rappelons-nous les meilleurs sketches de Coluche, ceux où il
passait à la moulinette les ressorts du langage publicitaire
Chaplin a eu recours au grammelot dès ses premiers films parlants. :
LES TEMPS MODERNES et LE DICTATEUR. Les TEMPS MODERNES, film muet
jusqu’à la dernière séquence, s’achève sur une chanson devenue très
célèbre (TITINE) qui est du pur grammelot. Dans LE DICTATEUR, Chaplin
donnera au grammelot une fonction prépondérante, celle d’être la langue
des discours du dictateur Hinkel. C’est une langue germanique, de
l’allemand tel qu’il sonne pour un auditeur qui ne le comprend pas, mais
truffée de gags, de jeux de mots pour un anglophone. C’est aussi une
langue qui défie toutes les lois de la transcription écrite puisqu’il
faut à une secrétaire toute une page pour écrire une syllabe alors qu’un
long passage de discours demandera la frappe de trois caractères.
Si on accepte l’idée qu’on puisse mettre en parallèle les discours de
Hinkel dans LE DICTATEUR et la traduction faite par Guido dans LA VIE
EST BELLE, on voit d’emblée quelle est la différence : Chaplin fait
parler Hinkel dans un grammelot qui mime l’allemand; Benigni assure la
traduction d’une langue réelle qui s’est réduite en quelque sorte à
l’état de grammelot, ou mieux, qui est réduite à l’état de grammelot par
la traduction.
Il s’agit là à mon sens d’un ressort dramatique bouleversant à la fois
par sa tension interne et par son économie de moyen.
Benigni ne nous montre pas les Allemands comme des tortionnaires, ils
ne sont pas brutaux. Ce sont de mornes fonctionnaires de la machine du
camp.
Le moyen comique, la traduction en règlement de jeu pour enfants du
règlement intérieur du camp, masque le ressort dramatique : la
déqualification d’une langue réduite à sa propre caricature.
Le mensonge du père :
Anne Lyse Stern pointe fort justement
que l’essentiel du film tient dans les rapports entre Guido et Giosue,
soit dans les rapports du père et du fils. Elle remarque judicieusement
l’importance des personnages secondaires, un père fasciste et ses fils.
Elle insiste sur l’importance de l’effroi et le silence des fils devant
leur père et pense qu’on peut interpréter la fonction de Guido pour
Giosue comme autre, mais pas radicalement différente, de celle de cette
figure de père terrible et dérisoire.
Des analystes ont été choqués que ce film soit en quelque sorte un
éloge du mensonge paternel.
Benigni dans une interview donné à ARTE s’en justifie de la sorte :
La question posée était : "est-ce qu’à votre avis c’est une bonne
chose de cacher la vérité aux enfants?"
"Non, attention! C’est ne question très importante. Dans une situation
extrême qui n’a plus rien de réel, plus rien d’humain, il faut cacher la
vérité à l’enfant. Je dois lui dire : «Ca n’existe pas, ça n’aurait
jamais du exister!» Dans une situation extrême, je dois me comporter
d’une manière extrême! «Vous m’avez mis dans une situation extrême alors
jusqu’à la fin de ma vie je me comporterai de manière extrême!» Ce n’est
pas la conduite la plus juste mais elle est extrême comme la votre. Je
sauvegarde l’enfant en faisant le pitre jusqu’à la mort. Je le
sauvegarde pour qu’il conserve sa pureté. C’est le premier principe à
respecter. Dans notre civilisation, nous cherchons à protéger l’enfant
des traumatismes de l’existence. C’est l’objectif suprême de notre
civilisation. Ce n’est pas seulement culturel c’est instinctif… et
naturel. Si je suis avec mon fils de, ou avec un autre enfant de trois
ou quatre ans… et que je vois une chose horrible, je fais comme ça (il
se retourne brusquement comme s’il tenait l’enfant dans ses bras) et je
lui dis «ce n’est rien, ce n’est pas vrai!». C’est instinctif et c’est
extraordinaire!… mais c’est aussi culturel. Je dois préserver l’enfant,
c’est la chose la plus saine à faire. Surtout à cinq ans parce qu’il
comprend déjà tout. Qu’est-ce que je dis à un enfant de cinq ans dans un
camp d’extermination? «Regarde mon fils, ici ils nous mettent dans un
four et ils nous brûlent!»? C’est horrible, je ne peux pas faire ça!
Avant de le dire à mon fils… il faudra qu’ils me tuent d’abord! Après je
lui dirai! Mais là c’est instinctif, culturel et naturel. C’est la
marque la plus haute de notre civilisation. Il finira par savoir! A vrai
dire il en sait déjà plus que moi, dans le film! Il me dit toute la
vérité et c’est stupéfiant! Mais à la fin du film, à force de lui dire
que tout ça n’est pas vrai, il finit par me croire parce qu’il cherche à
se préserver, à protéger sa pureté…"
La question réelle dans le film n’est jamais celle du bien fondé du
mensonge mais celle de la possibilité du mensonge. L’enfant croit en son
père plus qu’il ne le croit. Comme le dit Benigni, l’enfant sait, en
sait bien plus que l’adulte. Comment cet enfant qui a su auparavant
reconnaître sa grand-mère dans une inconnue qu’il rencontre pour la
première fois pourrait-il ne pas comprendre ce qu’il se passe autour de
lui? Benigni ne suggère jamais qu’il y ait une complicité entre les
déportés pour protéger l’enfant. Et même alors, comment ne pas voir?
Mais il croit son père ou peut être même croit qu’il le croit.
Dans une scène d’une grande intensité dramatique Giosue qui est resté
dans le block pendant que son père travaille, à des travaux aussi
étranges qu’épuisants, reçoit Guido en lui disant qu’il veut rentrer à
la maison et se met en route. Le spectateur sait fort bien ce que cela
signifie : la fin. La fin du subterfuge et la fin de la vie. On se rend
bien compte que Giosue dit : "je ne joue plus, je préfère mourir!" Guido
le convainc par un calcul qui signifie : "cela finira bientôt" et Giosue
se laisse convaincre. Il acquiesce à ce que son père lui demande : qu’il
désire vivre.
La mort de Guido :
Mais Guido meurt à la fin du film . Et
l’on peut se demander pourquoi BENIGNI fait mourir son héros. Bien sûr,
il pourrait paraître miraculeux, irréaliste, hélas, qu’ils en
réchappassent tous les trois. Mais nous savons que ce film est un conte
et peut échapper à la réalité. Pour quel motif interne au film Guido
doit-il mourir?
Il serait intéressant de demander à BENIGNI sa réponse à cette
question. Malheureusement je n’ai rien trouver dans les interviews que
j’ai pu lire.
Qu’est-ce qui pousse le réalisateur Benigni à tuer le personnage de
Guido? Sa mort est grotesque et hors champ. Il meurt déguisé en femme et
cette mort surprend le spectateur, parce qu’au fond Guido s’était sorti
jusque là de situations tout aussi périlleuses.
Benigni indique toutefois que Guido meurt en allant à la recherche de
sa femme Dora. Il ajoute que pendant tout le film Dora ne quitte pas la
pensée de Guido.
Pourtant si le film raconte la conquête de Dora, c’est toujours Dora
qui tombe (littéralement dans la première séquence) sur Guido. C’est
elle aussi qui décide de partir à la poursuite de son mari et de son
fils et se fait déporter. Ils ont une certitude, une confiance dans leur
amour, dans la force de leur amour qui est manifeste dans la scène du
haut-parleur, où Guido, se trouvant par hasard seul devant un micro
annonce à tout le camp qu’ils sont vivants.
Guido meurt de vouloir aller à la recherche de sa femme comme s’il ne
pouvait plus croire en sa capacité, en sa force à passer les épreuves.
La scène va à rebours du mouvement du film, où la jeune femme est à la
recherche de son mari et de leur fils. Guido va la chercher, déguisé en
femme, abandonnant l’enfant dans une cachette sûre, un coffre, et le
protégeant par son injonction : "reste là et ne sors que quand tu
n’entendras plus de bruit."
Ce franchissement, ce passage d’une position masculine passive à une
position active mais travestie est à contre courant des ressorts
habituels du théâtre et du cinéma comique, où le travestissement est le
moyen du succès. Quelque chose se délite. La séquence s’achève par la
vision en caméra subjective de ce que voit l’enfant, le passage
clownesque du père déguisé en femme marchant au pas de l’oie, suivi par
un SS, puis au plan suivant la disparition et la mort off du père
indiquée par le bruit d’une rafale de mitrailleuse.
Un motif d’un autre ordre me paraît en jeu dans la mort de Guido.
A savoir d’abord que Guido tel Moïse meurt sans toucher au but.
Ensuite qu’il y a une identité structurale entre le mythe d’Abraham et
Isaac et ce qui est en jeu dans LA VIE EST BELLE.
Benigni nous conduit lui-même au récit de l’EXODE puisqu’il a nommé
ses deux héros Guido (nom proche de
guidare : guider) et
Giosue, soit Josué, qui est sinon le fils, du moins le successeur de
Moïse à la tête des Hébreux . Comme Moïse Guido est un passeur,
permettant à son fils d’atteindre l’autre rive. Pourquoi Moïse ne
rentre-t-il pas en Canaan (il disparaît)? Traditionnellement on dit que
c’est sa colère que Dieu punit. Mais le Dieu des Hébreux n’étant pas un
tendre, le reproche qu’il ferait à Moïse fait penser à toute personne un
peu sensée qu’il est un peu gonflé ce Dieu là et que, question colère,
il n’a de leçon à donner à personne. La thèse de Freud dans L’HOMME
MOISE ET LA QUESTION DU MONOTHEISME est que Moïse ne rentre pas en
Canaan parce que les Hébreux l’ont tué, et que ce meurtre est camouflé
dans le récit biblique par le subterfuge de la disparition. Freud
retrouve dans la mort de Moïse le thème de la mort du père de la horde
primitive, père jouisseur que les fils ligués tuent. Dans un second
temps cette figure paternelle maintenant devenue figure du père mort
assurera l’assise de la loi.
On objectera : comment un personnage aussi aimant et généreux que
celui de Guido pourrait-il incarner la figure terrible du père primitif?
Le rire et la loi :
Il y a un rapport mystérieux entre le
rire et la loi qui mériterait un développement et une étude approfondis.
Je relèverai que dans la Bible le lieu de la rencontre entre le rire et
la loi est l’histoire d’Abraham. A deux reprises au moins le mot rire y
est employé : quand Dieu annonce à la bréhaigne Sarah qu’elle va avoir
un enfant, celle-ci se met à rire et puis se défend d’avoir ri; ensuite
Dieu nomme l’enfant une première fois Isaac, ce qui d’après les
traducteurs peut se traduire en français par "il rira". Mais outre ces
deux occurrences sur lesquelles nous reviendrons, je crois qu’on peut
être sensible à un effet de comique qui traverse toute l’histoire.
Ainsi apprend-on avec un étonnement qu’on ne saurait verser trop tôt
au compte des mœurs d’une époque éloignée, qu’à son entrée en Egypte,
Abraham se conduit en véritable souteneur, vendant sa femme à Pharaon,
la faisant passer pour sa sœur au prétexte que les Egyptiens pourraient
le tuer d’avoir une femme aussi belle. L’affaire se corse puisque
Pharaon, qui n’est pas insensible à un certain registre de commandement
divin, rend Sarah en catastrophe reprochant à Abraham de l’avoir mis en
mauvais termes avec Dieu. A quoi Abraham rétorque qu’il n’a pas menti et
que Sarah est bien sa sœur puisqu’ils ont le même père. On peut imaginer
que les pasteurs qui écoutaient les récits bibliques devaient en goûter
le sel.
Il rira : Abraham et Sarah n’avaient pas d’enfant, Sarah était stérile
puisqu’Abraham avait pu faire Ismaël à Agar. Et puis Sarah avait
quelques 80 ans, un bel âge même en ces temps de longévité.
C’est Dieu lui-même qui vient lui annoncer sa grossesse, un Dieu en
chair et en os, pas une présence indirecte, ni un Dieu appareillé d’un
buisson ardent. Face à ce Dieu là Sarah rit insolemment et soutient sans
vergogne que non, elle n’a pas ri, mentant comme une gamine prise la
main dans le sac.
Pour cela sans doute l’enfant s’appellera "il rira", comme si c’était
l’enfant qui riait dans la mère.
Rira bien qui rira le dernier : Loth et Abraham son oncle se séparent
pour éviter des rixes entre leurs bergers. Loth se rend à Sodome. Dieu
veut détruire Sodome et Gomorrhe dont les mœurs lui répugnent.
Lesquelles? L’affaire n’est pas claire. Abraham va marchander avec Dieu.
Il lui propose d’abord ceci : 500 justes et la ville est sauvée. Les
mœurs répugnantes auraient donc à voir avec l’injustice? Toujours est-il
que le premier acquiescement divin obtenu, Abraham joue à la baisse.
"Peut-être n’en trouvera-t-on pas." jusqu’à obtenir de sauver la ville
pour un juste.
Jeu de maquignons, mais aussi jeu de dupes, puisqu’on ne sait en
jouant avec Dieu quelle carte il a dans sa manche.
L’épisode de Sodome précède, notons le, celui du sacrifice d’Isaac.
Gardons le en mémoire. Le premier marchandage est doublé d’un second.
Dieu envoie chez Loth deux émissaires que les Sodomites trouvent
particulièrement à leur goût. Ils viennent exiger qu’on les leur livre.
Loth parlemente : il propose à la place des vierges de sa maison. Les
Sodomites restent intraitables et Loth doit céder ouvrant la voie au feu
céleste.
On ne rit plus : et l’on tremble devant le sacrifice d’Isaac. Dieu
commande que par amour pour lui le père tue le fils. Pourquoi Abraham si
habile à marchander pour Sodome ne marchande-t-il pas? Est-ce la
sidération, l’horreur devant la demande divine? Ou bien autre chose? La
haine inconsciente du père pour le fils, l’acquiescement à sa
destruction.? Que représente le bélier que Dieu vient interposer en
objet sacrificiel sous le couteau du père? Il vient à la place du fils,
mais, comme le suggère Jacques Lacan dans la seule leçon de son
séminaire interrompu des NOMS DU PERE, ce bélier représente le nom du
père originaire. De lui ne subsiste que ce reste métonymique : la corne
dans laquelle on souffle, le schofar. Peut-on aller jusqu’à entendre que
quelque chose du père primitif est sacrifié dans l’opération, que le
père y renonce au meurtre du fils.
Dans le film Guido, à l’inverse d’Abraham s’oppose à toute force au
verdict qui mène son fils à la mort. L’objet sacrifié du film c’est lui.
Il meurt dirais-je pour que l’enfant monte sur le char, métonymie du
désir de son père de le voir vivre. Je risquerai ce mauvais jeu de mots
en disant que ce char-off est bien en place de schofar.
Pourquoi Guido doit-il payer de sa
vie :
A ce point il faut étudier les
rapports de Guido avec le personnage du Docteur Lessing,. Ils sont tout
à fait importants. Ils se nouent autour de la longue séquence du
restaurant où Guido fait preuve de son génie d’arrangeur, arrivant à
faire choisir à un autre client ce qu’il veut, c’est à dire la seule
chose qui reste à manger. C’est au restaurant qu’il joue aux devinettes
avec Lessing, devinettes qu’il résout avec une facilité magique, mais
sans voir ce qui est en jeu pour le voyageur : la folie, l’emprise du
signifiant totalitaire, celui de la résolution de l’énigme par un mot,
l’Autre hors de toute barre.
Il retrouvera le Docteur Lessing au camp, dans une scène où de nouveau
revêtu de la livrée du serveur, il est employé à un goûter donné aux
enfants du personnel du camp, au milieu desquels se retrouve son fils.
Voilà notre Arlequin valet de deux maîtres, trompant son fils sur les
dangers de la situation, et les Allemands sur l’identité de l’enfant. Il
rencontre alors Lessing, médecin du camp, et le spectateur pense qu’un
miracle va se produire, d’autant que Lessing lui fait de discrets signes
de reconnaissance. Il ne faudra pas longtemps pour que nous découvrions
que Lessing est devenu totalement fou, anéanti dans une charade qu’il ne
peut résoudre et ne voit en Guido qu’un moyen d’arrêter son tourment.
Au fond Lessing est l’autre face de Guido, en danger du fait même de
sa légèreté de saltimbanque qui lui permet de passer à travers tous les
dangers. Mais la facilité avec laquelle il triomphe des clichés
idéologiques et des badernes du fascisme jette le spectateur dans un
état de vertige. Cette maîtrise quasiment magique lui permet de
triompher de tout, de faire d’un humiliant cheval "juif" la cavale d’un
héros. Cette magie de la première partie du film est terrible, même si
elle n’a pas le tragique qui procède de l’arrivée au camp. Elle laisse
le sujet sur le fil, et Guido pourrait être emporté s’il n’était pas
bouleversé par le danger que court son fils, comme si l’amour paternel
était une garantie d’échapper à une prise psychotique dans le discours
Le personnage de Lessing est une des figures qui sont dans le film
comme autant de points de retournements possibles. C’est la force de
Benigni de nous faire partager l’espoir insensé de Guido, de nous faire
espérer quand il le rencontre au camp que Lessing lui viendra en aide.
Ici la référence au DICTATEUR est claire, puisque le Barbier y est sauvé
par le retournement d’un officier d’Etat Major d’Hinkel, qu ‘il a sauvé
pendant la guerre. Dans LA VIE EST BELLE il n’y a pas de happy end, mais
une logique de système.
Une autre séquence du film aurait pu en changer le cours : la
rencontre de Guido dans la nuit et le brouillard avec un amas de corps,
à l’issue d’une errance et d’un égarement qui le laissent seul et qui
anticipent la solitude de sa mort. C’est un des rares moments du film où
le personnage est seul, ni serveur ni père ni amant ni neveu ni mari,
seul face à la mort.
Mais ici le personnage de Guido est au plus près du propos de
l’auteur. Comme dans ces séquences communes au théâtre classique et à la
Commedia dell’Arte, le héros s’y démasque et reste nu face à face avec
le destin. Ce hors champ est autant celui de la réalité des camps que
celui des films et des livres qui lui ont été consacrés. La référence à
la Nuit et au Brouillard dans lesquels Guido erre est trop évidente pour
qu’elle ne fasse référence au film de Resnais et aux archives qu’il
montrait, à l’image insoutenable et inoubliable des amas de corps
décharnés, blancs et nus, que ramassait une pelleteuse.
Dans le film Guido paye de sa vie son amour pour Dora, son désir
d’aller la chercher. Mais il paye surtout son caractère d’Arlequin, sa
cécité sur le monde qu’il a à affronter, sur le fascisme qu’il traite
comme une plaisanterie, ce qui entraîne sa dénonciation.
Benigni dit avoir été très influencé par MAUSS, la bande dessinée
d’Art Spiegelman Or, à mon sens, la force de cet ouvrage est d’oser
affronter une question terrible, à savoir pourquoi ceux qui en sont
revenus ont-ils pu survivre et surtout comment. Chez Spiegelman déporté,
le père du narrateur n’est pas sympathique. Il est même presque abject
dans sa relation à son fils et l’on se rend compte que sa vie a tenu à
des circonstances où toujours d’autres étaient tués, alors que lui
survivait, épargné.
Quel peut-être la faute du père aimant, si généreux et courageux
qu’est Guido?
"Père ne vois-tu pas que je brûle?" disait l’enfant du rêve de Freud.
"Père ne vois-tu pas que le monde brûle?" nous dit Benigni
Le monde brûle et nous risquons de ne pas le voir, attentifs à adorer
des signifiants devenus totalitaires, intouchables, inarticulables,
presque aussi imprononçables que le nom de Dieu.
Dans une interview donnée sur le site Internet de BAZFILMS il déclare
:
"Avant tout le film est un film. Si ensuite ceux qui l’ont vu se
demandent comment tout cela a pu arriver, ce serait magnifique. Nous ne
devons pas oublier, mais je ne voudrais pas que cela devienne un simple
devoir. Qui a dit que ces horreurs ne sont propres qu’au nazisme? Elles
peuvent toujours se reproduire. Elles se sont répétées récemment, par
exemple en Bosnie. Il faut regarder le visage que prend aujourd’hui ce
qui était autrefois le nazisme"
Je souligne, par des italiques, ce qui ici me paraît le vif, le
tranchant du propos de Roberto Benigni :
l’appel à la vigilance, aux
formes nouvelles que peut prendre l’horreur.
Au moment où Benigni faisait cette déclaration la guerre en Bosnie
était le dernier avatar de la barbarie en Europe.
Quelque mois plus tard, on allait assister à un nouveau développement
avec le Kosovo et les bombardements de l’Otan sur la Yougoslavie, qui,
comme Noam Chomsky le montra dans un article publié par le MONDE
DIPLOMATIQUE du mois de mai 1999 sous le titre L’OTAN MAITRE DU MONDE,
inaugurèrent une barbarie nouvelle.
Je prends le risque, en écrivant ces lignes, qu’ on ne se méprenne sur
leur sens : il ne s’agit en aucun cas de justifier ou de minimiser les
crimes commis contre la population albanaise du Kosovo. Mais cette
barbarie là, en quelque sorte ancienne, en cache une autre, d’un type
nouveau, habile à se présenter sous les traits du droit et de
l’humanitaire.
Et les paroles de Benigni étaient, ô combien!, prémonitoires, quelques
mois avant qu’aux accents du "plus jamais ça" l’écho ne renvoie "encore"
et que la mémoire de la Shoah ne serve, dans le pire des négationnismes,
à justifier le meurtre de femmes, d’enfants au mépris de la loi
internationale et avec des moyens guerriers interdits par toutes les
conventions.
Plus que nous les italiens ont résisté à cette barbarie d’un jour
nouveau.
En Italie Dario Fo a salué l’Oscar remporté par son ami Benigni par
ses mots : "ceux qui sont contre ton film sont des couillons. Des
couillons sincères mais des couillons"
Ce n’est pas de couillon qu’il a traité l’Otan, Dario Fo, mais
d’assassin.
Dans la préface au scènario de LA VIE EST BELLE, publié par les
éditions FOLIO, Roberto Benigni écrit : "il y a quelque chose qui
résiste à tout, à quelque destruction que ce soit". Il poursuit : "C’est
Trotsky qui me vient aussitôt à l’esprit, et tout ce qu’il a subi :
enfermé dans un bunker à Mexico, il attendait les hommes de main de
Staline, et pourtant, tout en regardant sa femme dans son jardin, il
écrivait qu’en dépit de tout, la vie est belle, digne d’être vécue".
Phrases qui font écho à cette citation de Sandor Ferenczi, qui écrit
en conclusion de ses REFLEXIONS SUR LE TRAUMATISME (Psychanalyse IV,
PAYOT page147) :
"Cette chose favorable [dans la cure] à laquelle nous nous referons
face à l’impulsion suicidaire, est le fait que, dans ce nouveau combat
traumatique, le patient n’est pas tout à fait seul. Nous ne pouvons
peut-être pas lui offrir tout ce qui aurait pu lui revenir dans son
enfance, mais le seul fait que l’on puisse lui venir en aide donne déjà
l’impulsion pour une nouvelle vie, dans laquelle est clos le dossier de
tout ce qui est perdu sans retour, et de plus effectué le premier pas
permettant de se contenter de ce que la vie offre malgré tout".
Malgré tout, la vie est belle. Et l’œuvre de Benigni, réflexion sur la
barbarie vivifiée par une source profonde de la tradition du théâtre
populaire, est une œuvre de résistance.
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© J. Jedwab