Groupe régional de psychanalyse
 

R. Fournier


L'infiniment-mort

 

   

fragments

Si vous insistez, je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?… vers un château immense au frontispice duquel on lisait : "Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez." Entrèrent-ils dans ce château? Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d’y entrer. Mais du moins ils en sortirent? Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. Et que firent-ils là? Jacques disait ce qui était écrit là-haut; son maître, ce qu’il voulut : et ils avaient tous deux raison.

§ J’ai commencé comme tout le monde.

§ J’avais 12 ans lorsque j’ai lu pour la première fois Bartelby et depuis longtemps lire me tenait lieu de tout.
En ces temps-là, je m’ennuyais avec passion et les corps n’étaient que typographiques.
Melville fut une découverte, celle du monde. Je m’échappais sur la baleinière. Je m’enfuyais dans l’étude de l’avoué de Wall Street.
Autant dire tout de suite mon ancienne proximité avec Bartelby.
Il a longtemps été pour moi une sorte de héros (je dirais maintenant une identification) de la défense passive domestique. Irruption de l’inquiétude dans un monde engourdi.

§ Ne sachant alors quel "je" jouait en Moi, il était celui-qui-résistait ou comme la figure de "l’homme révolté". J’étais encore loin de ce qu’il m’apparaît maintenant : un clown violent de la jouissance.
Et pourtant, à chaque lecture, il continue de m’intriguer et je dis volontiers qu’il est un de ces rares textes qui tienne une bibliothèque comme on dit d’une nourriture qu’elle tient au corps. Et du corps, dans cette nouvelle de Melville, il n’en est question que par son absence.

§ Il est cet homme sans qualité à la biographie impossible dont on ne sait de lui que l’effet qu’il produit sur le narrateur, passant de la "mélancolie fraternelle" à l’angoisse, et sur son entourage.
Drôle d’entourage, d’ailleurs.
Flanqué de deux copistes aux sobriquets ridicules : Didonneau et Pincettes - deux lointains parents de Vladimir et Estragon certainement - qui fonctionnent dans une bizarre alternance .
Alternance temporelle, Dindonneau s’éteint aux douze coups de midi et au même moment Pincettes sort de sa torpeur et déploie toute son activité à retarder le moment de commencer son travail.
Alternance surtout dans l’acte d’écrire, les pâtés de Didonneau l’empêchent de finir ses copies et les ruses et rituels de Pincettes ne lui permettent pas de commencer.
Bartelby est ainsi encadré.

§ Cet être étrange, Bartelby : un homme tellement fatigué qu’il ne pouvait employer que des mots usés, des mots dont les dernières syllabes avaient disparu depuis longtemps.
Cette usure n’était pourtant pas assez lointaine pour avoir transformé sa parole en une grève de galets polis. C’était encore une rocaille coupante qui rendait sa fréquentation blessante.

§ Au fond, le seul courage qui vaille est celui qui nous permet de découvrir ce qui, en nous, est le plus singulier, le plus étrange.

§ Ce qui m’est le plus intime est l’universel.

§ Bartelby est un monument. C’est à dire, une ruine se tenant entre deux négations : ce qui n’arrive pas à mourir et ce qui ne parvient pas à vivre.

§ Je pourrais dire aussi : Bartelby est celui qui ne commence pas.
Commencer c’est affronter l’impossibilité de conclure, assumer l’impossibilité de finir ou de récupérer sa mise initiale, celle qui permet d’entrer dans le jeu.
Cela peut signifier, entre autres choses, que pour l’humain la vie sera toujours insuffisante, nécessairement insuffisante.
Cette nécessité de l’insuffisance a pour nom l’impossibilité ou la nécessité de l’œuvre impossible.
Et cette impossibilité, catégorie logique, nous vient par le corps.

On errands of life, these letters speed to death.

§ J’ai toujours renoncé avec quelque mauvaise foi à un quelconque classement de ma bibliothèque comme un criminel sans cause brouille les pistes dans un labyrinthe aléatoire.
Je définis la bibliothèque comme lieu de l’intime, de l’intime rupture où le Livre est à jamais absent.
Il s’en produit des surprises heureuses ou malheureuses.
Ainsi, Diderot, indiscret, flirte avec Colette tandis que Faulkner, jaloux, éructe et les injurie. A l’étage au dessous J. Renard pleurniche doucement appuyé sur la tranche devenue humide d’un Sade abruti par ses comptes. Plus loin, Perec et Queneau combinent leurs pages.
Universelle copulation des mots qui ne va pas sans un reste irréductible à leur frontière.
De l’autre côté, Melville et Flaubert ont fait le vide autour d’eux.
Ils ont en commun le Rien, écrin vide du joyau disparu, contre lequel, tous les deux pendant leur vie échangeront toutes les jouissances.
Leurs écritures unissent leur "vie vide" et "l’objet indescriptible".
Ils réussissent par "Bouvard et Pécuchet", ainsi que par "Bartelby" à transmuter le Rien en chef d’œuvre.
L’histoire insignifiante devient l’absolue métaphore de l’universel non-sens.

§ Je n’oppose jamais psychanalyse et littérature, ce qui me permet de ne pas les confondre et de percevoir ce qu’elles ont commun. Toutes deux bornent différemment le même trou du Réel et ratent l’objet qui les cause, comme deux nouages de l’impossible à représenter.
L’écriture est ce qui peut le mieux questionner le rapport au Moi, pure fiction d’un Sujet.
Et au mieux, écrire prend la place du symptôme quand cesse, justement de ne pas s’écrire, la jouissance qu’il retenait.

§ Le château de Diderot est égal au langage.

§ La longue langueur de la langue où vont et viennent ceux qui n’ont pas d’être.

L’infini-copié.

§ "I would prefer not to" : réduire le monde à une formule?

§ Pour Bartelby la passivité est élevée au rang d’un principe de persévérance.
Employé subalterne au Bureau des Lettres au Rebut (seul et unique élément de son passé) il copie sans cesse, sans possibilité d’arrêt, hors la mort. Mais la mort n’arrête rien, elle se contente d’annuler, et par là de forcer à la répétition.
Mort infiniment répétée par sa formule où j’entend l’équivalent d’un "je suis mort" ou d’un "je suis encore déjà mort".
La perception immédiate voudrait que la mort soit un événement (le seul?) et à ce titre unique mais n’est-elle pas l’inverse?
C’est à dire ce qui est toujours déjà là, une structure ou un mythe.

§ Je tiens cette nouvelle comme un compte rendu d’une analyse ratée, celle du Narrateur ou ce qu’il en est d’une analyse menée par un analyste sans mamelles.
Bartelby est abandonné au seul symbolique et à sa puissance mortifère (le désastre du symbolique) sans le frein de l’imaginaire, sans la fiction du Moi et du corps unifié.
Absolue solitude de celui laissé seul sans la possibilité de "ré-enchanter" le monde par le désir.

§ Bartelby se tient au crépuscule de "l’échange fatidique".

§ "Je préférerais ne pas" … faire autre chose que copier, outre la volonté d’effacement de la préférence, d’un choix, d’un désir, est sa définition de la "pureté" de sa place de scribe ou de copiste.
La "pure écriture" ne peut être que copie comme un "pur désir" ne peut être que désir de mort.
Il reste là où Bouvard et Pécuchet reviennent de leur circumnavigation, là où Flaubert envisageait de les échouer infiniment.
Epuiser le langage, le faire basculer tout entier dans le silence – le réduire à lalangue? - voilà ce qu’il veut et à chaque fois que la formule est prononcée la folie croît autour de lui.
Le Narrateur devient de plus en plus étrange et inquiétant, chaque intervention de Bartelby fait recommencer son monde à zéro comme un disque rayé.

§ Ainsi Narcisse fuyant la nymphe Echo pour se précipiter vers l’image.
Phrase inlassablement répétée, identique, énonciation sans énoncé d’une voix sans corps.

§ La formule est dévastatrice, elle se doit d’abolir.
C’est pas qu’il ne souhaite pas, c’est pas qu’il ne veut pas, c’est pas qu’il refuse, non; il préfère ne pas.
Affirmation désespérée, forme la plus pure de la pulsion de mort.

§ Proximité de l’apathie sadienne, comme limite à la toute puissance de l’Autre. Sa formule est son barrage.

§ Bartelby est l’exact inverse de Don Juan, si on perçoit ce dernier comme l’homme du possible puisqu’il va vers les femmes.
Don Juan sait qu’il reçoit l’impossibilité avec le désir qui est la somme des possibles, nombrables et mesurables.
Mille e tre, pourquoi pas, mais qu’importe il est celui qui continue, qui ne finit pas de commencer sans recommencer, qui ne finit pas. Pour lui chaque femme est une unité qui engage l’infini du retour; l’éternel retour du désir.
Don Juan ne désire pas pour avoir ou pour posséder, il désire sans jouir de ce qu’il inspire à l’autre.

§ La folie de Bartelby est de chercher sa réalité de sujet au delà du mur du langage.

§ Nous sommes tous comme "ce vagabond qui passe sous une ombrelle trouée". Bartelby le sait-il? Sait-il que notre humanité ne tient qu’à cette ombrelle?

Je tiens à remercier tout particulièrement Messieurs :
Beckett, Blanchot, Camus, Diderot, Flaubert, Freud, Lacan, Melville et Zedong de m’avoir permis, à leur insu mais pas sans leur accord, de reprendre à mon compte ce qu’ils avaient mis en circulation.Robert Fournier, septembre 1999.

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© R. Fournier

 

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