G. Baurand / J.-P. Ricoeur


Editorial : "Sujet mis à mal : un truisme?"

 


 

 

Attribuer à la société la mise à mal, dénoncer ses effets ravageants sur un sujet qui ne sait plus s’il est acteur ou témoin, triste banalité!
Société déshumanisée qui laisse l’homme écrasé au bord du chemin par son double le robot; société déprimée, sans espoir, ouvrant le champ aux paradis artificiels; société vendue au dieu infernal du couple production – consommation…
"Consomme et tais-toi"? "Consomme et divertis-toi" plus terrible encore. Le sujet, gavé par la communication, décervelé par l’image, replié sur un individualisme solitaire, fermé à toute altérité, se montre
désintéressé de lui-même et de la cité.
Porter cette mise à mal au compte exclusif de la société nous laisserait pourtant dans l’oubli que c’est la vie elle-même qui déjà mutile le sujet. La souffrance est son lot : amours malheureuses, maladie et mort – passions et deuils.
Mais ce n’est pas assez encore.
Mis à mal par la vie et la société, le sujet l’est plus radicalement encore par lui-même le conflit
est sa structure.
Nous savons déjà que, dès que l’on essaie de l’appréhender la notion de sujet tombe sous le coup du paradoxe.
L’être humain ne peut pas se penser sans cette évidence qui fait son fond quotidien : qu’il est
un, individu, ramassant dans une sorte de principe unificateur tout ce qui lui est "propre". S’y arrète-t-on portant un instant, que cette présupposition se défait, se découpe en autant de "sujets" qu’il y a de points de vue : sujet du sexe, de l’amour, du travail; de la politique et de la connaissance; du droit et de la politique (le citoyen).
Le sujet se croit maître chez lui, auteur de sa parole et de ses actes. Il doute que sa conscience lui donne le monde dans une immédiateté naturelle, que sa pensée est transparente à elle-même. S’y arrête –t-on encore qu’il apparaît plus assujetti que sujet, sous la totale dépendance de structures qui le déterminent de part en part : famille, nations, partis, églises certes mais, plus fondamentalement cultures, c’est à dire en dernier ressort, langage.
Le sujet, enfin, ne cesse de se convaincre qu’il campe au milieu de la raison, rejetant dans les marges l’irrationalité et la folie en voulant ignorer qu’elles constituent pourtant le cœur de l’humain.
La philosophie n’a donné que tardivement une existence et une consistance à ce qu’on appelle subjectivité.
On fait habituellement remonter au "tournant cartésien" la "découverte métaphysique" de cette propriété qu’a l’homme d ‘être soi, de porter avec lui l’épaisseur et la consistance d’un Soi : c’est le
cogito, dont l’évidence tient dans le seul fait de penser quelque chose. Avec Descartes le sujet est une substance à elle-même donnée. Avec Kant et sa critique, le sujet est circonscrit comme objet de connaissance, astreint aux lois de la connaissance en général : il devient concept empirique. Le "Je" est posé comme sujet logique de la pensée, représentation vide de contenu, qui ne supporte rien d’autre que la nécessité (logique) que la pensée ait un sujet.
La suite de l’histoire sera une critique systématique de la subjectivité comme instance capable de représenter un "commencement" (métaphysique ou moral, cognitif ou politique). Et ce qui restera, après l’abandon du sujet comme "contenu", sera de l’ordre de la "tâche" : la subjectivité n’est plus définie comme celle qui "est", mais celle qui "a à…"(Heidegger, par exemple, pour qui l’
ipse est essentiellement responsable).
La psychanalyse ne récuse pas le sujet, elle le subvertit, en opposition avec le sujet philosophique.
Révolution freudienne, première topique.
Divisé entre conscient et inconscient, le sujet se signifie dans les ratés du discours, dans cet éclair du lapsus ou du mot d’esprit qui déloge l’être parlant de la maîtrise et de la consistance où il croyait se tenir.
Sujet d’un savoir qu’il ne connaît pas , d’une pensée inconsciente qui lui échappe et qu’il aura à déchiffrer s’il veut accéder à un bout de sa vérité.
Sujet longtemps confondu avec le Moi de la deuxième topique, Moi que les post-freudiens se sont proposés de renforcer dans une démarche de suture et d’harmonisation.
Lacan, ancré dans ce qu’il appelle le pas "copernicien" de Freud, bouscule ses disciples endormis, Suffisances ou Petits Souliers.
Primauté du signifiant, coupure dans le discours, "la plus forte étant celle qui fait barre entre le signifiant et le signifié" : l'inconscient est structuré comme unn langage. Le sujet de l’énoncé désigne le sujet de l’énonciation mais ne le signifie pas : sa "présence" est effacement,
fading.
Issu de la rencontre primordiale avec l’Autre, trésor des signifiants, le sujet en est l’effet et non la cause. Passage obligé par ce défilé du langage où il est inscrit dès avant sa naissance.
Il n’apparaît que pour s’éclipser. Restent les signifiants, à déchiffrer : "je ne suis pas là où je pense".
Dialectique entre demande et désir où le sujet trouve à se signifier au travers du fantasme. Il y rencontrera d’abord son Moi, lieu de la méconnaissance et des illusions.

"
Wo es war, soll ich werden", "La où ça était, dois-je advenir" traduit Lacan.

La psychanalyse dégage le sujet de sa gangue moïque, de la poussée "çaïque", et l’affranchit de l’obscénité surmoïque.

Alors il pourra lire son manque, qui n’est pas d’avoir mais d’être.

Rappelons le principe de fonctionnement de l’impair : un sujet est proposé, chaque auteur y réagit à sa manière. Las de concertation préalable, donc , mais un numéro au gré des intérêts de chacun.
LE SUJET MIS A MAL
- Le sujet est mis à mal par ses célébrateurs même, écrit Jacques Jedwab. Mis à mal dans le siècle par ses tortionnaires de tout poil, les massifs, les subtils, ceux qui s’avancent comme des brutes, ceux qui s’avancent masqués. Mis à mal par lui-même, heautontimeroumenos, mis à mal par sa vigilance absorbée dans l’effroi du malheur passé, attachée à en prévenir le retour, aveugle aux formes nouvelles qu’il revêt. Le travail de l’éveilleur est de provoquer, de choquer même, pour élever à un nouveau respect. La Vie est Belle malgré tout nous rappelle, par son film, Roberto Benigni.

- "
Pas d’éthique avec la psychanalyse?", s’interroge Jean-Paul Ricoeur. Pas de sujet sans éthique, pourrait-on penser, et pas de sujet désirant, au sens de la psychanalyse, sans une éthique qui prenne en compte la dimension de l’inconscient. C’est pourtant ce que conteste une littérature psychanalytique récente. A condition de distinguer éthique et morale (ce qui n’est pas le cas de J. Allouch) et de tirer les conséquences des avancées théoriques de Lacan depuis son séminaire de 1959-1960 sur l’Ethique (ce que ne fait pas P. Guyomard) peut-on, en contradiction avec ces deux auteurs, proposer une éthique qui dessinerait autrement le rapport de l’impossible ou du possible pour un sujet?

- Monique Scheil questionne : comment la mise à mal de l’artiste par l’objet peut-elle amener à un art du vide. Vide qui l’engloutit ou qui le "sauve" s’il réussit à le border précisément par l’objet même.Toute l’œuvre de A. Giacometti est transportée par cet art du vide.

- Catherine Aldington, au travers d’un poème de H.D. (Hilda Doolittle) nous conduit vers cette déchirure qui irradie entre poésie et psychanalyse.

- Comment le langage exile le sujet de ce que l’on pourrait appeler son "être érotique" est la question qui préoccupe Olivier Sigrist. La rencontre avec Eros, nous rappelle-t-il, était redoutée par les Grecs, mettant à mal la maîtrise de soi. C’est portant à un retour vers cet Eros des plaisirs que nous propose Michel Foucault, appellent à une subversion de la notion moderne de "sujet du désir" qu’il pense issue de la pastorale chrétienne (qui noue sexe et culpabilité) et liée aux processus d’instauration du pouvoir. Devant cette prétention aux retrouvailles avec une jouissance joyeuse et naturelle, la psychanalyse témoigne de l’impossible fusion de l’être parlant avec son être érotique. Il n’y a pas de signifiant qui signifierait l’accomplissement de cette réunion : il est de nature d’Eros de nous "dénaturer" et de nous laisser les membres rompus.

- "Tout au fond, dans l’intimité de nos nuits, s’agite Bartelby-le-désastre. Au réveil on peut toujours essayer d’écrire". Ainsi Robert Fournier prélude-t-il à ses variations, "l’infiniment-mort", sur un thème d’Herman Melville.

- Nathalie Montcho dénonce avec humour la mise à mal du sujet par ceux-là même qui ont vocation de le soigner : quand le sujet médicalisé est de retour; plus d’adresse pour une parole subjective.

- Comment, examine Jean-Noël Trouvé, un artifice comme la "communication facilitée" peut-elle nous permettre de réfléchir à l’élision du sujet de l’énonciation dans la position des êtres-autistes. Témoin de leur expérience intérieure, l’écriture ainsi produite interroge : où rencontrer ce sujet de la parole impossible? Où le chercher dans l’inscription de ses mots par la main d’un autre qui le soutient?

- Jean-Claude Molinier, pour terminer, avance : M. Foucault accusé de nier le sujet, de le dissoudre dans la structure, répondit, en particulier lors de sa conférence "Qu’est ce qu’un auteur?", en adoptant une position intermédiaire. Ni radicalement libre, ni entièrement déterminé c’est de la disparition de l’auteur dans son œuvre, de la mort-effacement, qu’il situe le point de faille de la structure d’où le sujet peut faire subversion dans l’ordre des discours qui le déterminent. Il s’agit peut-être aussi de l’un des aspects essentiels de la découverte freudienne.
MALAISES : Une nouvelle rubrique est ouverte avec ce numéro : ici, malaise dans la psychiatrie d’aujourd’hui. Trois psychiatres des hôpitaux : D. Boissinot, H. Moreau, A. Viader se sont laissés questionner par D. Weil, E. Heller, J.-N. Trouvé et G. Verdiani.
Cabinet de lecture
- CENT ANS APRES : entretiens avec P. Froté, Gallimard.
Geneviève Baurand lit pour nous les interviews de neuf analystes non lacaniens de la troisième génération.

- AIMEZ-VOUS LE D.S.M.?
Suivant Kirk et H. Kutchins, coll. "Les empêcheurs de tourner en rond".
Georges Verdiani fait l’historique et la critique du célèbre système de classification américain.
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