Groupe régional de psychanalyse
 

Daniel Bordigoni


Nevers mon amour, (monstre?)


 

Il est des répétitions fructueuses. Quand le film d’Alain Resnais "Hiroshima, mon amour", fut repris pour le cinquantenaire du bombardement, ce fut une surprise d’y découvrir autre chose que ce que je m’attendais à y retrouver. L’accent me semblait auparavant porter sur l’amour et la "brève rencontre", ou sur la mémoire, le temps et l’oubli, aujourd’hui c’est la place du deuil comme axe principal qui me semble retenir l’attention. Cette impression s’accentua à la relecture du livre de Marguerite Duras, car il s’agit bien d’un livre, un livre voulu par elle en marge du film. Alain Resnais lui ayant demandé un scénario dans le cadre de ses projets et recherches personnelles, elle accepta dit-elle pour des raisons "alimentaires", et il semble que c’est dans la mesure même où par la suite l’entreprise la séduisit qu’elle tint à s’en démarquer, produisant un texte en continuité, ou plutôt en contiguïté, avec le film, et qui plus qu’un complément ou un commentaire réalise une "reprise" de l’ensemble en son nom et ton propre.

A première vue ce petit livre paraît composé de façon assez désinvolte, fait de la juxtaposition d’éléments disparates : le script du film proprement dit y est précédé d’un synopsis et suivi d’"appendices" qui se terminent par les deux portraits du japonais et de la française, le tout suivant un déroulement précis dont la logique n’est pas évidente d’emblée, la raison ne s’imposant qu’après coup.

Le récit

Le récit est celui de la jeune femme, dite "la Française", jamais autrement nommée, c’est l’histoire d’un deuil, du deuil de son premier amant. Mais ce récit va être repris plusieurs fois, de façons successives et différentes, pas moins de cinq versions paraissent reconnaissables dont le déroulement m’a paru ressembler étrangement au cheminement d’une entreprise analytique. Ce qui est d’autant plus remarquable que cela ne correspond à aucune intention de démonstration d’un auteur qui se déclarait volontiers préoccupé de l’analyse comme de sa première tétine!

Ces cinq récits différent nettement les uns des autres. L’un, central comporte une minutieuse évocation de souvenirs en première personne, il est précédé par deux résumés très condensés et suivi par autres variantes qu’on pourrait appeler des transformations formelles.

La première séquence du scénario débute par la phrase bien connue qui donne d’emblée le ton :
"Tu n’as rien vu à Hiroshima"
dit une voix d’homme mate et calme.
"J’ai tout vu.Tout."
répond de même la femme.

Cet échange de répliques va se répéter durant toute cette première partie, scandant le défilé des classiques images documentaires sur le bombardement atomique et ses effets.
"Tu n’as rien vu, rien… tu as tout inventé… Tu ne sais rien…"

Elle, de son côté énumère en vain ce que tout le monde peut voir ou savoir à Hiroshima. Jusqu’à l’instant où se glisse au milieu des banalités une phrase d’apparence bien anodine :
"J’ai toujours pleuré sur le sort d’Hiroshima. Toujours." Dit-elle.

Ces pleurs ainsi évoqués pourraient déjà introduire l’idée d’un deuil.
A quoi lui réplique immédiatement :
"Non. Sur quoi aurais-tu pleuré?"

Inconsciemment a-t-il pressenti qu’il était effectivement question d’un deuil? Mais d’un deuil dont ni lui ni elle ne pouvaient rien dire pour l’instant.

Il a cependant dû toucher juste car elle fait appel de plus belle aux généralités et aux lieux communs, voire même à une sorte de discours politico-moral inattendu. Ce que traduisent efficacement les images navrantes d’Hiroshima reconstruite.
Mais elle va s’interrompre à plusieurs reprises et dire tout bas :
"Ecoute-moi… écoute-moi…"
Jusqu’au moment où s’intercale une sorte de surprenant récitatif poétique qui commence par :
"Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Qui es-tu?
Tu me tues Tu me fais du bien"…
Tu me plais. quel évènement. Tu me plais.
Quelle lenteur tout d’un coup.
Quelle douceur.
Tu ne peux pas savoir.
Tu me tues.
Tu me fais du bien…
Les mêmes mots reviendront plus tard, poème ou délire.

Le ton change, et commence un dialogue d’allure plus personnelle et banale, voire triviale, autour des classiques questions : quand pars-tu? Que fais-tu? D’où viens-tu? S’y mêle pourtant l’ironie du destin : la famille du Japonais est morte à Hiroshima pendant que lui faisait la guerre, "une chance, quoi?"

Et elle où était-elle? Apparaît alors pour la première fois le nom de Nevers. Qu’elle décompose en "Ne vers" et que lui reprend sous une forme interrogative: "Nevers?"

En réponse, elle cherche à écarter ce nom qu’il ne connaît pas, ce mot ne peut pas avoir de sens pour lui. Même s’il évoque bien entendu l’anglais "never", "never more", mots qui apparaîtront plus tard sur les pancartes des manifestants d’Hiroshima. C’est surtout celui qui va devenir le signifiant pivot de toute l’histoire.

Première version

La preuve en est que, dès son début, la deuxième partie est marquée par l’apparition fugitive d’une image évocatrice de Nevers.

Au cours d’une scène muette, un détail, un mouvement de la main du Japonais endormi provoque une sorte d’hallucination : elle se voit couchée sur le corps d’un homme dont une main s’agite en soubressauts d’agonie, sur un quai de la Loire à Nevers.

Cette émergence fantasmatique très brève annonce qu’à son insu déjà le nom de Nevers a ravivé une mémoire et remis en jeu tout un registre d’images repoussées.
Plus tard le Japonais revient sur Nevers :
"Où vas-tu en France? A Nevers?"
Elle : " Non, à Nevers je ne vais plus jamais."
Lui : "Jamais?"
Elle :"Jamais."

A partir de là commence le premier récit. Un récit condensé à l’extrême, allusif, elliptique : elle a été jeune et folle à Nevers, à la fin de la guerre. Mais cette folie est aussi une "intelligence" dont elle dit :
"Elle vous arrive dessus, elle vous remplit et alors on la comprend. Mais quand elle vous quitte, on ne peut plus du tout la comprendre".

Comment ne pas y entendre une première allusion ou rencontre avec une vérité? Perdue, inconnue, méconnue?
Depuis elle a cessé de penser à Nevers, dit-elle, tandis qu’ elle n’a pas cessé de s’y retrouver dans ses rêves.

Aussitôt ce premier aveu reconnu elle fuit, et dès lors à chaque demande du Japonais désirant la revoir elle répond et répète, malgré son envie, obstinément "non" , toujours "non, non".

Dès ce moment le Japonais, de façon plus ou moins claire, sait un certain nombre de choses : "L’ennui", qu’il a remarqué chez elle la veille, sa manière de venir faire du cinéma à Hiroshima, son intérêt pour le désastre, apparaissent comme autant de symptômes, ensuite elle doit cacher quelque chose à propos d’une mort et d’un deuil, enfin le mot Nevers est certainement une des clefs de cette histoire. De plus, par le jeu du désir et de l’amour naissant, il sent, il sait aussi qu’il est impliqué dans quelque chose qui pour lui est aventure au plus fort sens du terme.

Rien, donc, d’étonnant à ce que ce soit lui qui, (au départ de la troisième partie), la cherche et la retrouve sur la place où s’achève le tournage du film auquel elle a participé, et que d’entrée il dise :
"J’ai pensé à Nevers en France."
et Duras note : "elle sourit. Il ajoute : j’ai pensé à toi."

Elle le suivra chez lui. Ils parlent et se disent heureux, chacun dans sa vie, et que cette histoire ne peut qu’être idiote.

Deuxième version

C’est lui qui revient à la charge et demande :
"Il était français l’homme que tu as aimé pendant la guerre?"
La réponse de "la Française" va constituer le deuxième récit :
"Non… il n’était pas français… oui, c’était à Nevers… on s’est rencontrés dans des granges. Et puis dans des ruines. Et puis, dans des chambres. Comme partout… et puis il est mort… moi dix huit ans et lui vingt trois ans".

Cette fois-ci elle a tout dit, en quelques mots, c’est fini, c’est clos.
C’est elle pourtant qui questionne à son tour :
"Pourquoi parler de lui plutôt que d’autres?"
"pourquoi pas?" dit-il.
"non, pourquoi?" Insiste-elle.
Il a alors cette réponse extraordinaire :
"A cause de Nevers, je peux seulement commencer à te connaître. Et, entre les milliers et milliers de choses de ta vie, je choisis Nevers."
"comme autre chose?" demande-t-elle.
"oui" dit-il.
Et Duras de préciser : "Est-ce qu’on voit qu’il ment?"
D’ailleurs la Française reprend : "Non, ce n’est pas un hasard."
et après un temps : "c’est toi qui doit me dire pourquoi."
Et lui va donner trois réponses successives et différentes :
"C’est là, il me semble l’avoir compris que tu es si jeune… si jeune que tu n’es encore à personne précisément. Cela me plaît.
Elle : "Non. Ce n’est pas çà."
Lui : "C’est là, il me semble l’avoir compris, que j’ai failli… te perdre… et que j’ai risqué ne jamais te connaître."
"C’est là, il me semble l’avoir compris, que tu as dû commencer à être comme aujourd’hui tu es encore."
Elle ne peut que répéter : "je veux partir d’ici"
Nouvelle fuite.

Troisième version

Duras introduit elle-même la quatrième partie, située tout entière dans un café où ils sont face à face, elle nous met quasiment les points sur les i, elle écrit en effet :
"On vient de les quitter dans la détresse à l’idée de leur séparation définitive. On les retrouve presque dans le bonheur. Un miracle s’est produit. Lequel? Justement la résurgence de Nevers."

Et la première chose qu’il dit, dans cette pose éperdument amoureuse, c’est :
"ça ne veut rien dire, en Français, Nevers, autrerment?"
"Rien, non" répond-t-elle.
Le dialogue change soudain de sens, à partir d’une réplique surprenante du Japonais signifiant qu’il accepte d’occuper la place d’un mort :
"Quand tu es dans la cave, je suis mort?" dit-il.
Elle :"Tu es mort… et…"

Elle peut commencer le troisième récit. Le plus long, une quinzaine de pages, le plus détaillé, qui débute par ces mots :
"Comment supporter une telle douleur?".

Elle va en effet revivre, en désordre, retrouver en mots, l’amour et la mort de l’amant ennemi, la sanction incompréhensible des cheveux tondus, la honte familiale, l’isolement, la cave, la peur, le désarroi, la colère, le désespoir, et aussi la folie de la haine et du désir mêlés.

Elle raconte ensuite l’assagissement progressif, qui s’amorce quand s’opère la reprise en compte du temps et du corps. Le symbole en fut la lente repousse quotidienne et naturelle des cheveux. Jusqu’au jour où, ayant retrouvé sa coiffure, elle retrouve la liberté… elle quitte Nevers pour Paris, le jour même de l’annonce du drame d’Hiroshima.

A la fin de cette séquence, après l’avoir écouté avec une sorte de respect il l’interroge pour découvrir qu’il est le seul à connaître cette histoire, il en est bouleversé, transporté de joie il la serre dans ses bras. Elle ne peut que dire : "Tais-toi". Puis : "éloigne-toi de moi".

Et finalement : "il est probable que nous mourrons sans nous être jamais revus?"
La chose lui paraît sans doute si dure à admettre qu’elle en fait une question, à laquelle il répond : "il est probable. Oui."

Quatrième version

Apparamment tout à été dit. Pour autant le travail n’est pas terminé.

La dernière partie du scénario semble construite sur le contraste entre un contenu et une forme, soit l’errance, la déambulation désordonnée à travers hôtel, rues, cafés, gare… et les moyens : rigueur, précision, retenue, dont use Duras pour rendre évidentes les deux dernières métamorphoses du récit.

Dans le quatrième récit, très court, une quinzaine de lignes, il n’y a plus d’histoire à la première personne, le moi s’efface, et paradoxalement l’emploi alterné du "elle", du "nous", du "tu" ou du "je" sert à marquer la distance et le détachement. C’est un monologue devant un miroir dans une chambre d’hôtel. En une phrase, elle résume son histoire : "Elle a eu à Nevers un amour de jeunesse allemand…"

Et suit l’aveu du deuil inachevé :"Tu n’étais pas tout à fait mort."

Enfin :"J’ai raconté notre histoire… vois-tu elle était racontable."

Elle n‘est plus maudite, inavouable, condamnée, condamnée à rester secrète et unique. Racontable, c’est-à-dire mise en circulation, racontable mais pas à n’importe qui, ni n’importe comment. Aussi, poursuit-elle :
"J’ai raconté notre histoire. Je t’ai trompé ce soir avec cet inconnu."
"Quatorze ans que je n’avais pas retrouvé… le goût d’un amour impossible". Il fallait pour cela cette étrange conjonction de l’écoute d’un inconnu et "d’un amour sans emploi". L’amour autrement impossible.

Tout a été dit mais pas encore dit comme il doit être dit pour qu’il y ait une vraie fin.

La douleur, le regret, l’hésitation, la forcent à fuir encore, à marcher au hasard dans les rues d’Hiroshima, à errer en attendant le lever du jour, du jour de son départ.

Le Japonais la suit de loin. Elle monologue, rêvant qu’il la rejoint, qu’il l’embrasse, qu’elle reste à Hiroshima… et c’est dans une sorte de délire rétrospectif qu’elle reprend le récitatif du début :
"Je te rencontre."
"Je me souviens de toi."
....................................
"Qui es-tu?"
"Tu me tues"
"j’avais faim. Faim d’infidélités, d’adultères, de mensonges, et de mourir".
"Depuis toujours"....
Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu’aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir".
Nous allons rester seuls mon amour.
La nuit ne va pas finir".
....................................

Du temps viendra. Où nous ne saurons plus du tout nommer ce qui nous unira. Le nom s’en effacera peu à peu de notre mémoire.
Puis il disparaîtra tout à fait".

Il la suit toujours. Un moment ils se trouvent face à face, proches et séparés il lui propose de rester un temps à Hiroshima, elle répond que c’est encore plus impossible que de se quitter.
Lui : "huit jours"
Elle : "non."
Lui : "trois jours"
Elle : "Le temps de quoi? D’en vivre? D’en mourir?"
Lui : "le temps de le savoir"
Elle : "ça n’existe pas. Ni le temps d’en vivre. Ni le temps d’en mourir. Alors je m’en fous."
Lui : "J’aurais préféré que tu sois morte à Nevers."
Elle : "Moi aussi. Mais je ne suis pas morte à Nevers."

Là fait irruption une vérité, exactement la vérité qu’elle ne pouvait articuler seule, ce qui ne devait être dit qu’entre eux, ce qui ne pouvait être entendu qu’entre deux : ce souhait : "être morte d’amour à Nevers." Autrement dit son fantasme secrètement conservé à l’écart de toute réalité, ultime refuge de son narcissisme.

La parole du Japonais mettant à jour le souhait de mourir à Nevers a fait office d’interprétation, ce que confirme un effet immédiat, un retournement : le rejet, le refus violent, du début devient désir :
"Nevers que j’avais oublié je voudrais te revoir ce soir."

Cinquième version

Maintenant le récit peut trouver sa forme achevée, celle où la narratrice est la plus présente au moment même où elle s’efface, où le ton devient définitivement impersonnel.

On est désormais au-delà du narcissisme et du miroir, elle dit, plutôt elle récite :
"Histoire de quatre sous, je te donne à l’oubli."
"Petite fille de Nevers."
"Petite coureuse de Nevers."
"Petite fille de rien."
"Morte d’amour à Nevers."
"Petite tondue de Nevers je te donne à l’oubli ce soir."
"Histoire de quatre sous."
....................................
" Tu deviendras une chanson."

Et voilà, l’incroyable trouvaille de Duras : une chanson comme fin du deuil, pour véritable terme d’un travail de deuil. Restent des mots, une musique, qui n’appartiennent plus à personne, une rengaine, que chacun pourra répéter à sa guise…
La dernière scène en écho de cette dépersonnalisation en signifiera le terme.

Le Japonais ne peut abandonner, il frappe une dernière fois à la porte de "la Française" juste avant son départ :
"impossible de ne pas venir" dit-il.

Ils ne peuvent plus rien se dire, ils se regardent, elle pleure, et elle crie soudain : "… regarde comme je t’oublie!"

Alors écrit Duras : "dans l’émerveillement de l’oubli universel" elle l’appelle : "Hi-ro-shi-ma"
Et elle répète :" Hiroshima. C’est ton nom."
Lui reconnaît : "C’est mon nom. Oui."
Il n’est plus personne, plus rien, rien qu’un nom de lieu, un lieu où s’est passé quelque chose d’étrange… un lieu étranger, étrangement amical…

Alors, à son tour il peut renoncer, il sait maintenant qu’il ne la rejoindra jamais, et il peut dire : "Ton nom à toi c’est Nevers. Ne-vers-en-Fran-ce."

La fiction, une représentation,

Encore une fois, comment une fiction, une "fantaisie, s’offrant comme pure construction imaginaire, peut-elle à ce point nous parler, nous éclairer?

Pouvons-on faire de cette histoire une représentation, ou une métaphore de l’analyse? L’idée vient vite, mais rien ne parait l’autoriser, et il serait abusivement simpliste de voir, par exemple, dans le Japonais une image de l’analyste, même corrigée des excès et de l’extrême condensation du texte.

Et pourtant n’est-il pas tentant de reconnaître dans le déroulement de ce travail de deuil un cheminement familier aux analystes? En vrai "poète" Duras ne nous désigne-elle pas des ouvertures, et peut-être sans même le savoir l’ amorce de pistes qu’il nous faudra bien aller reconnaître et prendre en compte.

Pour essayer je reprendrai, trois éléments de ce texte : les modalités du récit, le rôle du Japonais et la fin du deuil.

Les modes du récit

L’évolution du récit paraît osciller entre résistance et symbolisation, et ses variantes formelles successives correspondraient assez bien à diverses variations du dire rencontrées en pratique analytique.

Ainsi la locutrice dans sa première version s’en tient au niveau apparent de la pure information "objective", une date, un lieu, un diagnostic : à la fin de la guerre, à Nevers, elle a été folle. Telle l’annonce initiale du patient bien stylé, et parfaitement "résistant".

Il faut une question du Japonais renvoyant à l’autre de sa folie, "Il était français l’homme que tu as aimé?" pour qu’y répondent les premiers détails concrets "… des granges… des ruines… des chambres…" et que surgisse l’évènement : " Et puis, il est mort…", évocation doublée de la précision ambigue à la fois objective et personnelle : "moi 18 ans et lui 23 ans." Tout se referme.

Mais quand l’auditeur offre de s’identifier au mort : "… je suis mort?" elle reprend : "Tu es mort… et…" et l’insupportable de la douleur la surprend et l’envahit, (la rencontre du symptôme et de la souffrance disait Freud), alors vient le temps d’un long monologue en première personne fait de la juxtaposition désordonnée d’une douzaine de courtes séquences, de bribes et de morceaux, sans apparence de systématisation temporelle ou thématique. Série d’associations assemblées sans raison évidente mais non sans émotion revécue. (Ce que traduisent dans le film le tremblement, l’égarement ou la façon de boire). Elle revit tout le chemin parcouru, "il y a 14 ans", elle précise maintenant, elle peut dater, car ce vécu retrouvé est devenu intégrable au cours réel de son histoire… et elle commence à l’oublier. "Oui, ce soir je m’en souviens. Mais un jour, je ne m’en souviendrai plus…"

A partir de là, le "je" perd son privilège de représenter le sujet. Dans la nouvelle forme du récit ("Elle a eu à Nevers un amour de jeunesse allemand") il figure simplement à côté du "elle", du "nous", du "tu", du "il". L’auteur et le personnage se séparent, le "moi" et le "je" divorcent.

Et le processus de symbolisation s’achève quand disparaît la personne et sa figure, l’héroïne ou la grande amoureuse, quand s’efface tout souci de prestance, de revendication ou de restauration, quand reste seule "l’histoire de quatre sous" de… la petite fille de rien… la petite coureuse… la petite tondue… donnée à l’oubli" pour que naisse la chanson.

Là, s’illustre le double versant de l’opération : où le sujet disparaît quelque chose est mis en circulation, tel un bien commun, où il s’est perdu le sujet se retrouve comme "récité".

N’est-il pas tentant d’assimiler ces variations formelles à certains avatars du discours de l’analysant qui nous sont familiers : de la demande initiale parée d’évidences "objectives", en passant par le long épuisement de la souffrance individuelle, jusqu’à l’émergence d’un discours tiers?

La fonction du Japonais et le transfert

Quant au japonais, Marguerite Duras a tenu à nous en proposer un portrait précis, dont on peut retenir quelques aspects :

C’est un homme arrivé à maturité sans fatigue prématurée, sans subterfuge.

Il coïncide avec son age, et physiquement et moralement.
Il n’a pas triché avec la vie… "il vit avec cette jeune française une aventure véritable", "un amour sans emploi" qui n’a rien à voir avec quelque heureuse contrepartie à une infortune conjugale. Il ne dissimule rien de son désir mais n’en donne aucune raison ou explication. Il récuse tout savoir officiel ou préétabli : "Tu n’as rien vu à Hiroshima… tu ne sais rien"

Par contre il se montre étonnamment attentif à certains signes :
"tu t’ennuyais de la façon qui donne aux hommes l’envie de connaître une femme", ou a certains mots : tels "pleurs" ou "Nevers"…

Il se servira, au début, de Nevers pour provoquer le récit, jusqu’à ce point de butée où il lui faut accepter d’occuper la place du mort. (spécialiste de Duras, Madeleine Borgamano écrit : "Le Japonais accepte de disparaître dans l’autre, de devenir le mort d’autrefois, renonçant à sa place de sujet, dans un étonnant acte d’amour et de compréhension.") Ensuite il se contente de suivre la française dans le long circuit de ses souvenirs n’intervenant qu’au moment de l’interprétation du "morte à Nevers", puis à la fin quand par sa seule présence il provoque la profération du congédiement final :" Hiroshima. C’est ton nom"

Pour en arriver là, il a fallu auparavant que le sujet fasse à l’autre, inconnu, cet étrange crédit d’une compréhension et d’un savoir dont il est l’unique dépositaire : dès qu’elle évoque ce qu’elle appelle sa folie elle demande : "tu comprends?" pour affirmer plus tard : "c’est vrai que ça aussi tu dois le comprendre". Ensuite quand elle le questionne : "pourquoi Nevers?" elle conclut elle-même "ce n’est pas un hasard. C’est toi qui doit me dire pourquoi."

Chemin faisant il apparaît bien que c’est la présence de cet auditeur étranger qui rend l’histoire "racontable". On peut également percevoir en quoi sa prise en compte wwwwwdu signifiant Nevers provoque l’hallucination de la scène du quai de la Loire, représentation fantasmatique, dont la forme articulée, verbalisée, vaudra interprétation : "Je ne suis pas morte d’amour à Nevers".

Car c’est bien d’un mode d’aimer dont il est question, un amour mortel et condamné : Duras suggère en effet que l’amour interdit de l’amant-ennemi est l’effet du déplacement de l’amour incestueux du, et pour, le père. Et il faudra cet étrange "amour sans emploi" du Japonais pour que cesse la confusion.
Avec cet "amour sans emploi", avec la fonction du mort, le crédit du savoir, l’ouverture au fantasme, le rôle magistral du signifiant, l’identification finale à un lieu, n’avons-nous pas là tous les ingrédients d’un transfert? Transfert analytique, dans ou hors analyse? Même si le Japonais n’en sait rien.

La fin du deuil

Dire qu’un deuil est au centre d’"Hiroshima mon amour" ne surprend peut-être plus, mais dire qu’on y assiste à l’achèvement d’un travail de deuil peut embarrasser, car en apparence le deuil en question, celui de l’amant allemand, se présente comme un deuil dépassé, elle, la Française, est bien détachée de ce passé, elle a réussi socialement et dans son métier, elle est mariée et mère de famille, heureuse dans son couple, satisfaite de sa vie. Elle ne se plaint de rien, nulle trace de névrose. Unique indice : elle semble parfois s’ennuyer, comme l’a remarqué le Japonais. Ce deuil contredirait-il un schéma classique?

Jusqu’à présent la plupart des psychanalystes semblent avoir mis l’accent sur la perte de l’objet et la possibilité d’une substitution, suivant en cela Freud, du moins en apparence… suscitant ainsi des questions du genre : le deuil est-il un cas particulier d’une catégorie plus générale de la perte? S’agit-il de renoncer à un objet ou de désinvestir une relation? Comment parler de la dissolution d’un lien libidinal? Quel statut pour l’objet perdu : est-il inexistant, disparu, existant autrement ou ailleurs? La particularité de l’objet ne s’oppose-t-elle pas à sa substitution? etc… Bien des malentendus pourraient provenir d’un flou ou d’une imprécision théorique sur la nature et le statut de l’objet. Tout objet, répétons-nous après Freud, se constitue comme substitut d’un objet manquant. Et aussi primitif qu’on l’imagine n’est-ce pas toujours en lieu et place de ce manque originel? Plus exactement d’un objet "foncièrement perdu" précise Freud. Autrement dit cet objet est étranger au monde des objets "perdables". Cet objet "imperdable" et par là même "irremplaçable" n’en laisse pas moins sa trace au creux de l’insatisfaction comme ayant donné lieu à une première satisfaction. Objet inretrouvable dont l’absence, le manque, devient sans prix. En conséquence tout objet venant comme "tenant lieu" ne sera jamais un remplaçant mais un substitut, et comme tel conservera un trait d’irremplaçable, marque, souvenir, hérité de l’objet primitivement perdu. La substitution n’est ni un automatisme ni une fatalité, elle confirme en fait l’impossibilité d’un seul champ et d’un objet unique. La coexistence du statut de substitut et de la qualité d’irremplaçable n’a donc rien d’un scandale. Au plus simple, l’expérience nous montre que la perte d’un objet d’amour n’exclut pas d’aimer à nouveau! Même si l’élection de l’un présuppose le renoncement à l’autre il ne vient pas pour autant occuper la même place. Et cette répétiton peut attirer notre attention sur un versant du deuil peut-être négligé et auquel nous aurions à nous intéresser un peu plus, disons celui du vide, même si c’est une façon imagée et approximative de l’aborder. Toute disparition d’objet se double d’un dévoilement et d’une rencontre avec un vide. Il y a l’objet perdu et le vide créé. Ce n’est pas un vide antérieur mais inattendu et nouveau, un peu comme dans ces tableaux de Magritte où un léger décalage révèle que telle partie du paysage est en réalité un tableau dans le tableau, mais qui ne masque rien. Ce n’est pas un vide général, abstrait ou informe, mais un vide repérable, car limité et circonscrit, dont les contours ou le dessin sont chaque fois particuliers, puisque révélateurs de la particularité même. Creux, matrice, moule, apparemment comblé par l’objet, non alors au titre de substitut mais dans la mesure où il incarnait exactement fantasmes et conflits.

Ne peut-on en rapprocher ce que nous laisse entendre Freud quand, après la mort de sa fille, il évoque une grave injure narcissique? la perte lui a révélé où se logeait son narcissisme.

Pour en revenir à Marguerite Duras et Hiroshima, disons que le travail de deuil de la Française ne porte pas sur le détachement de l’objet et sa substitution, ce qui paraît déjà accompli, mais sur ce qui, à son insu, est demeuré en suspend et inachevé à savoir le dévoilement d’un fantasme venu occuper un vide, c’est-à-dire à la fois l’entretenir et le masquer. Duras nous le confirme ainsi : "ce n’est pas le fait d’avoir été tondue et déshonorée qui marque sa vie, c’est cet échec en question : elle n’est pas morte d’amour le 2 août 1944, sur ce quai de la Loire.

…ce qu’elle raconte au japonais, c’est cette chance qui, en même temps qu’elle l’a perdue, l’a définie." Et elle précise dans les dernières lignes du livre : "Elle livre à ce Japonais -à Hiroshima- ce qu’elle a de plus cher au monde… sa "survivance" à la mort de son amour, à Nevers." Ce bien si précieux qu’elle livre c’est ce savoir caché dont elle ne veut rien savoir : on ne meurt pas d’amour, "Je ne suis pas morte à Nevers". Cette formulation du fantasme "on peut mourir d’amour" peut se conjuguer de bien des manières, on peut y entendre le refus de distinguer vivre et aimer, ou l’affirmation que l’amour idéal est toujours l’amour d’un mort, que seul un amour impossible demeure intact et que tout amour vivant se dégrade… or c’est précisément l’exemple donné par son père… Duras lui fait dire : "mon père aimait ma mère d’amour, follement. Il l’aimait toujours… depuis qu’elle n’était plus là, mon père s’était mis à boire… et il me disait que j’étais sa seule consolation".

Nous retrouvons la confusion entre l’amour pour le père et l’amour pour l’ennemi, confondus en un seul et même premier et irremplaçable amour, condamnable et condamné. Ainsi la formule de son fantasme recouvre-elle celle de l’Oedipe. Pour échapper au piège, elle a vécu, survécu, en "sursitaire" écrit Duras. C’est ce statut, ou cette structure, qui va constituer l’arène où il lui faut sans cesse jouer le rôle d’une autre, quitte par là même à réussir, socialement, dans un métier de comédienne.

Jusqu’au jour où croyant faire du cinéma, en continuant à user des mêmes moyens, elle fut prise au piège de "son cinéma", par la rencontre imprévue des signifiants Nevers et Hiroshima.
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© Daniel Bordigoni

 
 

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