Groupe régional de psychanalyse
 

Georges Verdiani


Les monstres et leurs fantômes


Primo Levi

Sur une photo publiée par sa biographe Myriam Anissimov et prise quelques mois avant sa mort, Primo Levi est saisi derrière une machine à écrire électrique du dernier modèle qui a précédé les ordinateurs, les deux mains posées de part et d'autre du rouleau d'entraînement comme pour faire avancer plus vite la feuille de papier engagée.

Sous son front dégarni couronné d'une toison blanche, les yeux sont largement ouverts, presque écarquillés, ce que confirment les plis du front mais la bouche demeure fermée, sans sourire, grave mais sans amertume et les plis naso-géniens rejoignent la courbe d'un bouc sympathique en formant un ovale presque parfait.

Que se passe-t-il derrière le visage presque neutre de cet irremplaçable témoin des temps barbares qu'il n'ait pu attendre sereinement que la mort le rejoigne?
Comment pouvons-nous comprendre que cet infatigable pèlerin de la mémoire, ce questionneur extrême d'une humanité hors-normes n'ait pu trouver dans sa fonction de témoin vigilant un point d'appui suffisant pour mener son existence terrestre jusqu'à sa terminaison naturelle?

Ne vaudrait-il pas mieux se taire devant une ligne de vie qui, après lui avoir fait traverser la pire horreur que les hommes aient réussi à inventer, lui a permis de trouver les ressources morales et intellectuelles pour écrire un livre exemplaire devenu avec le temps l'archétype de la littérature concentrationnaire?
Sommes-nous en droit, devant l'énormité de la catastrophe qui s'est abattue sur les hommes durant ces terribles années, de tenter de reprendre les fils de la fragile existence d'un survivant et de chercher à en dégager les déterminations inconscientes au risque de transformer la vie trop édifiante d'un martyre en malheur ordinaire?

Et pourtant cette mort et son mystère sollicitent l'analyste à braver la dévotion que suscitent ces fortes figures burinées par l'histoire.

La mémoire ou l'oubli?

Je me souviens encore de la douloureuse surprise ressentie à l'annonce de son suicide. Comment, pensais-je, un homme de cette trempe, engagé dans cette entreprise de toujours s'opposer à l'oubli , au lâche désir humain de se détourner du réel, fut-il historique, a-t'il pu en arriver là? Une fois passée la surprise, j'ai vite reconnu dans l'estime et l'affection portées à cet homme, une manière de le prendre comme support de mon obscure envie d'être rassuré. A travers son existence et son œuvre littéraire, la preuve était faite que la vie peut triompher de la méchanceté et du malheur et que finalement les Justes peuvent vaincre la mort.
Sans doute ne peut-on s'empêcher de croire que ce type de "héros", à l'image d'Ulysse face à la vindicte des Dieux, triomphe de l'adversité grâce à son opiniâtreté, sa ruse, les ressources de son intelligence.

Aussi, derrière ma surprise et ma tristesse, y avait-il un peu de déception, la même déception perceptible jusque dans les meilleurs hommages exprimés à l'occasion de sa mort. Pourtant lui-même a toujours affirmé n'avoir eu la vie sauve que grâce à la chance, cette petite addition de hasards favorables, d'heureuses dispositions, de rencontres positives. La première de ces chances est d'avoir appris suffisamment l'allemand, durant ses études de chimie, pour ne pas être totalement démuni à son arrivée au camp et comprendre les ordres des kapos et autres S.S. hurlés à la face de ces malheureux déportés, cueillis à froid et dès lors très vulnérables.

Mais aussi "chance de n'être déporté à Auschwitz qu'en 1944 alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main d'œuvre avait déjà décidé d'allonger la moyenne de vie des personnes à éliminer, améliorant sensiblement leurs conditions de vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires individuelles".
Mais la chance avait été en son temps de mon côté. Dans les années 60 avait circulé dans les milieux d'extrême-gauche, la première édition en français de "Si c'est un homme". Curieusement le titre avait été corrigé en "C'était un homme". Même si cette modification est bien significative de la façon dont alors, plus près dans le temps des faits relatés, le témoignage était utilisé pour exalter le combat et la victoire définitive du " héros ", il n'en demeure pas moins étonnant de constater que cette première édition n'eut aucun succès à l'inverse de ce qui allait se passer en 1987.

Il est difficile de ne pas accorder de signification à ce décalage temporel et sa biographe déjà nommée me parut singulièrement gênée lorsqu'elle fut interrogée sur les raisons qui firent alors ignorer au public le premier intéressé, les descendants de déportés, une œuvre aussi significative.
Flop dans les années soixante, dithyrambe une vingtaine d'années plus tard, jusqu'à voir dans ce livre, une œuvre majeure de la littérature universelle, ce dont je doute fort car les critères d'appréciation d'une œuvre littéraire majeure sont ici invalidés et impropres à la prise en considération de ses mérites. Et un de ces mérites est le style sec et sans pathos descriptif et chirurgical qui permet à l'auteur de saisir avec précision les mécanismes à l'œuvre dans les rapports entre les protagonistes de l'univers concentrationnaire : les différentes catégories de déportés, les S.S. et les nazis, les Allemands "ordinaires".

C'est par le médium du style et du ton général de "C'était un homme" que le témoignage remplit sa fonction première, celle qui apparaissait comme impossible dans le rêve récurrent que faisaient nombre de déportés et où, de retour chez eux et désireux de faire partager leurs expériences, au moment de commencer à raconter, ils voient avec douleur tous leurs proches se détourner d'eux.

Ainsi grâce au style du livre, sa tonalité générale et l'acuité du regard qui la sous-tend, la fuite devant l'horreur dont la tentation n'épargne pas le lecteur le mieux disposé, est rendue plus difficile. Celui-ci pourra alors mettre ses pas dans les pas de Primo Levi et chercher à comprendre comment marchait le système, comment fonctionnait cet emboîtement de pouvoirs de vie ou de mort, dont le S.S. était l'instigateur.
L'écriture de Levi adossé au besoin de raconter aux autres, qui "avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d'une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires", semble révélatrice de la position subjective d'un homme qui veut savoir le pourquoi et le comment de la méchanceté que l'Autre lui réserve et n'en démord pas.

On peut penser que cette position subjective fonde en partie sa capacité à survivre dans cet univers conçu pour briser sa résistance et le faire consentir à sa propre mort. Mais en même temps, elle lui évite de plonger dans cette "zone grise" que les nazis s'ingéniaient à créer en favorisant par de menus privilèges momentanés, certains prisonniers qui parfois se transformaient en auxiliaires plus ou moins zélés pour tenter d'échapper à la mort. Cette lucidité courageuse, au principe d'un instinct de survie non bestial lui permit de ne pas s'effondrer psychiquement dès son arrivée dans cet enfer comme ce fut le cas pour beaucoup, mais aussi de toujours distinguer les victimes -aussi "gris" que furent parfois leurs actes- de leurs bourreaux et de réserver sans honte ni culpabilité, sa compassion pour ses compagnons d'infortune et, bien plus tard, de mettre à l'épreuve la sincérité du repentir de ses persécuteurs."Toute victime est digne d'être pleurée, tout rescapé est à aider et à plaindre mais leurs comportements ne sont pas tous à proposer en exemple" nous dit P. Levi dans un texte écrit 40 ans après Auschwitz.

Contrastant avec certains débats récents où les survivants des camps de la mort se retrouvaient accusés de n'avoir dû leur survie qu'à quelque condamnable compromission, P. Levi, sans rien cacher de la réalité des comportements humains qu'il rencontre, ne perd jamais de vue que l'horreur organisée et méthodique dans laquelle se retrouvent plongés les gens ordinaires, rendus (vulnérables) par leur innocence même, est tout entière à la charge des bourreaux nazis et de leurs complices muets, aveugles et sourds, les allemands ordinaires.

On n'a guère de peine à imaginer le désespoir qui s'emparait du nouvel arrivant lorsqu'après un terrible voyage, il devait renoncer à son dernier espoir d'une solidarité agissante avec ses frères en malheur et recevait les premiers coups assénés par un déporté comme lui.

Mais paradoxalement, le récit sans fard de ces terribles faits, restaurant une humanité aussi désespérante et cruelle soit-elle, nous emplit de compassion et chasse du même coup le sentiment d'horreur qui pourrait nous détourner du témoignage.
"La haine est assez étrangère à mon tempérament... C'est pourquoi je n'ai jamais pu pour ma part, cultiver la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière... Or nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles." Mais cette absence de réaction viscérale n'est-elle pas un trop grand prix à payer au sortir de cette souffrance? Cherchant à comprendre les raisons d'agir de ses ennemis nazis et plus généralement allemands, "renonçant à sa propre réaction en échange de notre réaction à tous, ne criant pas parce qu'il ne voulait pas crier, mais qu'il voulait beaucoup plus faire crier". (F. Camon) P. Levi ne s'est il pas trouvé devant une contradiction insurmontable? Une fois libéré, ce qui avait contribué à sa survie, cette froideur curieuse qui lui avait permis d'observer ce qui se passait autour de lui, cette modération dont parle F. Camon, ne se transforme-t-elle pas en vaine tentative de compréhension de l'Autre sans satisfaction retorsive salvatrice? Pensons à W. Jankélévitch, philosophe et maquisard, qui s'interdit de parler ou de lire un mot d'allemand une fois la guerre finie!

En d'autres termes, ce qui fait la force du témoignage, la description minutieuse, quasi anthropologique du Lager et de toutes les réactions humaines rencontrées chez les déportés, ouvre au lecteur le chemin de la compassion pour les victimes de la colère contre les bourreaux, le libère aussi d'une certaine fascination pour l'horreur. Mais les conséquences pour P. Levi sont d'un ordre inverse. Renonçant par tempérament à la rétorsion, à la colère, à la vengeance, en lui s'ouvre une faille qu'alimente sans fin la culpabilité du survivant et que ne comble qu'imparfaitement l'action pédagogique entreprise depuis la fin de la guerre pour que de tels faits ne soient pas oubliés. Et c'est de cette faille, aux origines sans doute plus anciennes, que vont surgir les forces obscures qui le pousseront à se jeter dans le vide "traversé par une onde de violence subite" un 11 avril 1987.

Mais le mérite de P. Levi ne s'arrête pas à la description de la "vie" dans le Lager, si on peut nommer ainsi une existence à ce point précaire, à ce point obscurcie par les cendres des disparus de la première heure, à ce point révélatrices des tensions quasi animales qui habitent chaque homme et le rendent plus ou moins apte à survivre dans ces conditions.
Comprenne qui pourra mais savez-vous comment étaient désignés dans l'argot du camp, les pauvres malheureux qu'avait déserté le désir de vivre et qui étaient promis à la sélection? Les "Muselmanns"! "Car ici la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce qu'ici personne n'a intérêt à ce qu'un "muselmann" de plus se traîne au travail."

Son mérite est aussi de ne pas se détourner de la délicate question des survivants, de ceux qui, ayant trouvé le mystérieux mode d'emploi de cet univers hors normes, ont eu la chance de voir la libération et qu'il nomme les "élus" par opposition aux "damnés".

Il ne cache pas que certains de ces "élus" ces "Prominents", hormis les aryens qui avaient accès presque de droit à ces postes privilégiés, furent des juifs qui devaient intriguer et lutter durement pour les obtenir et se montrer aussi brutaux et violents que les autres pour les conserver.
Perversion majeure du système du Lager, au-delà même de l'intention exterminatrice, qui force les victimes à se faire les agents du crime et charge les survivants d'une culpabilité inépuisable. C'est ainsi que beaucoup ne pourront que se taire, enfermés dans un silence de mort, une fois rendus à la vie normale.

La question des survivants sera reprise dans un appendice écrit en 1976 et dans lequel il distingue chez les survivants deux catégories bien définies. A la première appartiennent "ceux qui refusent de retourner (sur les lieux), ou même d'en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui ont tout oublié, tout refoulé et ont recommencé à vivre en partant de zéro... Ce sont en général des individus qui ont échoué au Lager "par accident", c'est-à-dire sans engagement politique précis; pour eux la souffrance a été une expérience traumatisante mais dénuée de signification et d'enseignement, comme un malheur ou une maladie".

Dans la seconde catégorie, par contre, on trouve les ex-prisonniers politiques ou des individus qui possèdent, d'une manière ou d'une autre, une éducation politique, une conviction religieuse ou une forte conscience morale. Pour eux, se souvenir est un devoir : eux ne veulent pas oublier et surtout ne veulent pas que le monde oublie.

Mais lesquels s'en sont le mieux tiré? Pour lesquels le traumatisme a-t'il été le plus facilement assimilable?
En tout cas, ceux pour qui la terrible épreuve subie pouvait recevoir une signification morale ou politique et prendre place dans une perspective historique plus large, ceux-là ne se sont pas trompés. Pour la première fois dans l'histoire, la mise à mort d'une masse de gens n'est plus le fait de brutes avinées en proie à la haine mais est mise en œuvre par une machine d'état avec la complicité des habitants d'un pays hautement civilisé.
Mais aucun de ces survivants ne pouvait échapper à un terrible sentiment de culpabilité. Ainsi, alors que les cas de suicide pendant la captivité furent très rares, nombreux furent-ils dès la sortie des camps chez ceux qui ne pouvaient échapper à ce "regard en arrière sur l'eau périlleuse" (Dante). Levi tente une explication en ces termes: " Le suicide naît d'un sentiment de faute qu'aucune punition n'est venue atténuer, or la durée de la captivité était perçue comme une punition et le sentiment de faute (s'il y a une punition, il doit y avoir eu une faute) était relégué au second plan pour resurgir après la libération".

"Quelle faute? Les choses terminées, alors ressortait la conscience de n'avoir rien fait, ou pas assez contre le système dans lequel nous avons été engloutis".

On comprend sans peine que des hommes humiliés, battus, dénutris, luttant pas à pas contre les pièges tendus et contre la mort ne furent pas en état d'opposer une quelconque résistance à leurs bourreaux. Et pourtant devant l'exemple de ceux qui avaient eu le courage ou la possibilité de résister, "la honte était là". Et la terrible épreuve du retour les exposait à lire dans le regard des autres réprobation ou accusation de n'avoir rien fait ou même d'avoir eu la vie sauve grâce à des agissements inavouables. Ces incompréhensions -au mieux et ces soupçon- au pire ne pouvaient que renforcer leurs propres auto-accusations d'avoir manqué au devoir de solidarité.
"Tu as honte parce que tu es vivant à la place d'un autre?"
Et que dire de ceux qui, liés à des mouvements de résistance, avaient le pouvoir de protéger certains de leurs camarades en changeant les numéros, lors des sélections pour les chambres à gaz?
Soyez tous en paix, vous qui êtes revenus et avez témoigné!

Le nazisme et l'Allemagne

Dans un entretien avec Ferdinando Camon publié après sa mort, on peut lire ce curieux passage:
"F. Camon : ... Pourquoi les Allemands éprouvaient-ils une aversion aussi violente envers le juif? Il ne s'agit pas là d'un fait politique, ni d'un fait économique. Il y a là quelque chose de plus profond.
P. Levi : Ah! C'est une question terrible à laquelle je ne puis répondre qu'en partie... les Allemands n'ont éprouvé cette haine qui est raciale qu'après quelques années de régime nazi. La question débouche donc sur une autre question: pourquoi les Allemands ont-ils accepté Hitler? Et tous les historiens même les plus illustres ont baissé les bras devant ce problème, celui du consentement massif de l'Allemagne. Ceux qui ont refusé Hitler, on peut simplement dire qu'ils ne l'ont pas accueilli avec enthousiasme. Or accepter Hitler, c'était accepter aussi le programme de son antisémitisme; le problème est là!...
F. Camon : Il ne s'agit pas d'expliquer un détail du comportement allemand au temps du nazisme, mais ce comportement tout entier, en général. Non un moment de l'Histoire des Allemands mais une longue ligne directrice, qui traverse leur mythologie, leur conversion -Freud les définissait comme "mal baptisés"- leur luthéranisme, leur sens de la rédemption et de la perdition...
Levi : Si vous le permettez, je ne partage pas cette interprétation. Les Allemands du temps de Goethe n'étaient pas ainsi.
F. Camon : Cependant lors des grandes reprises de leurs mouvements moraux et religieux, ils vont toujours puiser dans un répertoire de perdition, de damnation, de...
P. Levi : ... de démoniaque?
F. Camon : De démoniaque, qui touche et abolit jusqu'à la divinité...
P. Levi : Oui le diable est une présence fondamentale dans leur formation.
F. Camon : ...qui rend impossible la moindre lueur de bien et la recherche de leur propre salut n'échappe pas à une haine tournée vers Dieu, qu'on retrouve même chez Luther...

Depuis les temps des invasions barbares jusqu'à l'époque de la Seconde Guerre Mondiale, leurs irruptions dans l'histoire n'ont pas différé de l'irruption de la peste et des grandes épidémies.
P. Levi : (c'est moi qui souligne) Ce devrait être à moi de dire ces choses là!

Mais il est vrai que je me suis abstenu de prononcer des jugements dans "Si c'est un homme", je l'ai fait délibérément parce que cela me semblait inopportun et même déplacé de la part du témoin que je suis de me substituer au juge.
Tous les jugements généraux sur les qualités intrinsèques, innées d'un peuple ont pour moi une odeur de racisme. Je veux en être exempt".

Plus loin, F. Camon s'interroge sur cette exigence de neutralité, de suspension de jugement chez son interlocuteur. Et Levi, au fur et à mesure du dialogue, se retrouve à dire la même phrase: "Ce devrait être à moi de dire ces choses là". Et, bien au contraire, il se retrouve en train de défendre les Allemands contre F. Camon en disant: "Et pourtant, il me revient de le faire".

Ainsi se révèle quelque chose de sa position en impasse: témoin et non juge, cherchant à se protéger de tout sentiment de vengeance, il ne peut parvenir à soutenir une juste colère et un ressentiment salvateur.

N'est-ce-pas cette colère imprévisible et trop longtemps contenue qui va le submerger et se retourner contre lui au moment où il se précipite du haut de son 3ème étage alors que sa mère sénile le persécute de ses incessantes demandes? Il n'empêche qu'il pose bien la question centrale: "Pourquoi les Allemands ont-ils accepté Hitler?"

Mais ainsi posée, la question est si compacte et massive qu'on a toutes les chances de s'y fracasser malgré le savoir accumulé par quelques générations d'analystes qui en ont connu des vertes et des pas mûres en fait de nature humaine.

Essayons plutôt de fractionner, de multiplier les angles de vue, de chercher des détails significatifs et généralisables, de nous fier à des impressions, des témoignages partiels de récits fragmentaires que les approches historiques ou sociales laissent de côté.

C'est ainsi que dans un témoignage écrit dans les années 1970, Horst Krüger, journaliste allemand décrit l'évolution de son milieu familial durant les années 40. S'éloignant sans hésitation des différents plaidoyers auto-justificatifs concoctés dans l'après-guerre par des historiens peu scrupuleux, il se demande: "pourquoi les Allemands aimaient cet homme, pourquoi les ovations qu'ils lui adressaient étaient sincères, pourquoi ils sont morts pour lui par millions?" Et il poursuit: "C'étaient des gens dont la foi, l'enthousiasme, l'ivresse étaient sincères. En ce temps-là, on se bousculait carrément pour mourir en héros, on n'avait qu'une peur, c'était d'être en retard au rendez-vous de toutes ces victoires. Et pourtant, ils n'étaient pas nazis. Les vrais nazis représentaient tout au plus 5% de la population et ils auraient été vraiment" coulés "au bout de 3 ou 4 mois si tous ces bons et braves allemands n'avaient mis aveuglément à leur service leur énergie, leur zèle, leur foi et leur talent".

Il décrit une famille petite bourgeoise, bénéficiant d'une honnête aisance, le père étant fonctionnaire d'état de rang moyen blessé à Verdun et nationaliste modéré, respectant l'ordre et les conventions mais "vivant dans une frousse constante de redégringoler". "Et voici qu'arrivait quelqu'un qui voulait vous emporter comme sur des ailes, toujours plus haut. Voilà, c'était trop beau pour résister tout simplement. Tout était maintenant si ample, si grand, si chargé d'espérance! L'ère nouvelle chez nous, c'était ça : un peu de grandiose et de laisser-aller bon enfant. On chantait beaucoup, la jeunesse portait de seyants uniformes".

Défilés, flonflons, flambeaux dans la nuit, serments solennels, grands oriflammes claquant dans le vent, nocturnes cérémonies païennes où d'immenses flammes s'élevaient vers le ciel, tout concourait à ces grands élans d'enthousiasme que la mise en scène nazie ravivait sans cesse.

"Et la musique, la merveilleuse musique allemande, l'art... L'ère nouvelle était vouée aux muses".

Il y avait bien, cependant, quelques inquiétudes sur le nouveau cours de la vie publique.

Ainsi après la nuit de Kristal, le père se demanda t-il ce que cela signifiait et si même le Führer était au courant. Mais bien vite, les doutes étaient balayés: que valaient quelques vitrines brisées devant l'exaltation soulevée par les temps nouveaux et la "nouvelle grandeur d'être allemand". Dans ce climat de ferveur survoltée, les interrogations dictées par une réserve morale ou religieuse étaient vite emportées par le torrent impétueux d'enthousiasme qui soulevait chacun sur les hauteurs insoupçonnées d'une foi patriotique d'ordre supérieur.
Et voici comment "progressivement, sans s'en rendre compte, étant passés de leur rêve petit bourgeois à l'ère du sublime, maintenant ils se sentaient vraiment bien et n'étaient pas peu fiers de ce que cet homme avait fait d'eux".

Et ainsi, enivrés par une rhétorique de grandeur, tout vibrant d'une foi païenne, ces pauvres allemands ne pouvaient que céder au vertige délétère de la destruction et de la mort pour finir par mettre le monde à feu et à sang.

Et c'est sans doute pour préserver cet élan vigoureux, cette transe mystique que Hitler avait su faire vibrer en eux que tous ces braves gens se mirent à commettre sans retenue les plus horribles crimes et s'offrirent eux-mêmes à la mort par millions. Une fois le mécanisme enclenché, il ne leur fut plus guère possible de s'arracher à cette énorme transe collective dont ils ne voulurent à aucun moment se laisser déposséder et qu'ils ne purent pas plus critiquer et mettre en cause, une fois la guerre terminée. Comme si ce que Hitler et sa rhétorique avaient su faire résonner en eux représentait le plus intime de leur "être collectif", le noyau secret de leur subjectivité, das Ding, la chose étrangère, la Mort.

Un autre éclairage de l'état d'esprit en Allemagne à cette époque nous est donné par un livre récemment publié et qui a fait grand bruit en Allemagne, de Daniel Jonah Goldhagen, jeune professeur américain. Il s'agit d'une étude très fouillée des "Bourreaux volontaires de Hitler", dans laquelle il décrit l'implication des "allemands ordinaires" dans les meurtres de masse perpétrés en vue de la solution finale du problème juif.

Il parvient avec des arguments très convaincants à tordre le cou à la croyance que les "citoyens allemands ne savaient pas" ce qui se tramait dans les enceintes barbelées de leurs Lagers.

Ils ne voulaient pas savoir! Cette dénégation du réel largement répandue, ne devient compréhensible que si on admet qu'elle visait à préserver le plus-de-jouir attaché à leur exaltation d'un ordre supérieur qui les faisaient communier dans le fantasme d'une race supérieure. Ainsi décrit-il dans le détail l'activité d'un bataillon de police (un Einsatz Commando) chargé de maintenir l'ordre en arrière du front de l'Est à partir de mai 1942 et d'organiser les massacres de masse de juifs polonais jusqu'à la fin de la guerre. Il étudie avec précision la composition de ce bataillon, son degré de nazification mais aussi le fonctionnement hiérarchique de cette unité composé à 70% d'allemands ordinaires. Pouvaient-ils se soustraire sans grand risque aux ordres d'extermination? Etaient-ils réticents à exécuter leurs tâches de mort? Ont-ils eu des gestes charitables à l'égard de leurs victimes? Le résultat de cette enquête étayé par les témoignages recueillis après-guerre est accablant.
Mais l'auteur ne s'en tient pas là. Il affirme avec force arguments que l'antisémitisme allemand si largement répandu dans toutes les couches sociales était dans son fond "éliminationniste". Les conditions mêmes par lesquelles fut obtenue l'égalité civique des juifs allemands entre 1869 et 1871, ainsi que les débats qui l'ont entourée sont assez annonciateurs de ce qui allait suivre.

"Sous-jacente aux débats sur l'émancipation, il y avait l'image d'un peuple juif corrompu et dégradé. C'est à cause de cette image que l'émancipation était liée à l'idée d'une régénération morale des juifs. Le débat sur l'émancipation tournait avant tout autour de la question de savoir si une telle régénération était possible, qui en serait responsable, quand et à quelles conditions elle interviendrait." (David Sorkin) Ainsi l'obtention des droits civiques par les juifs d'Allemagne n'obéit pas à une logique d'universalisation des droits de l'homme et du citoyen comme ce fut le cas en France au moment de la Révolution de 89, mais plutôt à un marchandage: accordons leur la citoyenneté à condition qu'ils se réforment, corrigent leurs mauvais penchants pour devenir dignes de l'honneur qui leur est fait. Qu'ils fassent la preuve qu'ils se sont amendés et au total qu'ils ont abandonné leur judéité.

Certains anti-antisémites tel Wilhem Von Dohm partagent cette idée que "si c'est l'oppression que le juif a vécue depuis des siècles qui l'a corrompu moralement, on peut penser qu'un traitement plus conforme à la justice lui rendra sa dignité".
Il ne s'agit donc pas comme dans l'antisémitisme français historique de voir dans "le" juif le ploutocrate assoiffé d'argent et complotant de l'étranger ou bien le complice de l'assassinat du Christ mais bien un être corrompu, entraîné par le démon sur le chemin du mal et qu'il faut s'efforcer d'éliminer du corps social.

Goldenhagen a des arguments très forts à l'appui de sa thèse qui peuvent rejoindre l'intuition de Levi sur la présence d'une démonologie résiduelle et archaïque dans le fond de la culture allemande.

Mais ne pas faire de la "solution finale" seulement une décision politique prise par quelques leaders devenus fous, et repérer quelques jalons qui ont rendu cette folle initiative acceptable par tous n'est pas d'un mince intérêt.

Un destin dans l'histoire

Parvenu au sommet de sa popularité, écrivain reconnu et admiré de tous, couvert d'honneurs et de récompenses, invité à parler dans le monde entier, Primo Levi se suicide en se jetant dans l'escalier de l'immeuble où il a toujours vécu et où vécurent avant lui son père et son grand-père.
Homme de devoir, il s'est imposé de s'occuper avec dévouement de sa mère âgée de 95 ans devenue sénile et de sa belle-mère guère plus jeune et aveugle. Mais du même coup, il doit renoncer à cette vie d'aventures et de découvertes qu'il a toujours secrètement désiré avoir.
Il traversait alors une phase dépressive à la suite d'une intervention sur la prostate et, ne trouvant plus de secours dans l'écriture, il passait ses journées à jouer aux échecs avec son ordinateur.
Se méfiant profondément de tout ce qui de prés ou de loin touchait à la psychanalyse -il critiquait sévèrement les thèses de B. Betteheim- aucune aide n'était pour lui envisageable de ce côté là. Pas plus, probablement, du côté de ses amitiés anciennes et profondes, comme de ses relations littéraires et mondaines.
Le respect dévotieux qu'il inspirait devait sans doute contribuer à l'isoler un peu plus, le cantonnant à son rôle écrasant de "parfait" honnête homme, "bon" survivant, bon fils, bon père, bon mari.

On peut se demander alors si le passage à l'acte brutal de celui qui se précipite dans le vide n'est pas, à première vue, une façon de tailler dans le vif d'une situation sans issue où le dévouement à l'égard de sa mère le disputait à une aspiration à la liberté et à l'aventure.

Car pour celui qui, à certains moments anciens de son existence, ne peut se résoudre à mettre en acte son désir (en particulier dans ses relations aux femmes), accomplir un acte radical est une façon de déchirer cette retenue, d'affirmer et de nier en même temps un désir de liberté trop longtemps contenu.

Nous manquons de repères biographiques pour tenter une approche un tant soit peu convaincante sur le plan analytique. La "faute" en revient à sa biographe plus intéressée par les rapports de Levi à sa judéité que par l'exploration de ses relations œdipiennes. Mais quelques éléments méritent d'être relevés. Une famille juive très intégrée, pas de drames ni d'accident. Le père est un ingénieur assez âgé au moment de la naissance de son fils, la mère est plus jeune de 17 ans que son mari.

Le père est une figure intéressante: grand amoureux des livres, bibliophile et lecteur, il a vécu à Budapest au moment de la République de Bella Kuhn et nourrit à l'égard du communisme et plus encore du communisme juif une grande crainte. Il adhéra d'ailleurs mais momentanément au parti fasciste qu'il quittât bien vite, excédé par "la mascarade, le défilé, le manque de sérieux". C'est par ailleurs un grand mangeur clandestin de jambon de porc, agnostique, prodiguant de judicieux conseils à son fils de profiter de la vie, de faire bombance, et courir les filles. Hélas pour lui, le jeune Levi est handicapé par une timidité maladive et un intense sentiment d'infériorité qui le rendent incapable d'approcher une femme. Ainsi va t'il traverser les années de guerre et d'après guerre jusqu'à son retour en Italie sans pouvoir, à son grand désespoir, perdre son pucelage malgré les occasions que ces temps troublés s'ingéniaient à multiplier. Craintif et inhibé du côté des femmes, mais doué d'une grande audace intellectuelle, perceur de mystère scientifique, chimiste métaphysicien et poète, alpiniste courageux et obstiné, Primo Levi fut jusqu'aux lois antisémites de 1938, préservé de la dure nécessité d'un choix politique net.

Il faut dire que le régime fasciste fut dans un premier temps le continuateur de la politique bienveillante à l'égard des juifs établie par le Risorgimento.

Dans son petit groupe d'amis juifs d'abord "plus ironiques que violents" mûrissent lentement des sentiments plus résolus à l'égard du fascisme. Ils finirent ainsi par rencontrer des membres du Partito d'Azione clandestin ce qui leur permit de radicaliser leurs critiques. "Ils nous dirent que notre intolérance moqueuse à ce régime ne suffisait pas, qu'elle devait se tourner en colère et la colère être canalisée dans une révolte organisée qui éclaterait au moment opportun, mais ils ne nous apprirent pas à confectionner une grenade ni à tirer au fusil." L'intermède Badoglio qui suivit la chute de Mussolini, est accueilli par Levi et ses amis avec soulagement et ils imaginent "sans trop se préoccuper de l'avenir, qu'ils pourront rester en marge." L'Italie nous avait expulsés, eh bien qu'elle aille vers son destin quel qu'il soit mais sans nous." Leur départ au maquis porte la marque d'un amateurisme naïf qui les expose à la délation. Aussi se fit-il arrêter très rapidement avec deux compagnons lors de la première opération de ratissage menée par la milice fasciste dans la région. Démasqué très vite à cause de ses faux papiers, il se voit offrir le choix de se déclarer comme juif ou partisan. "En partie par lassitude, en partie par un sursaut irrationnel d'orgueil," il reconnut qu'il était juif alors même qu'il savait que son geôlier n'était pas sûr de son fait. Il ne pouvait savoir que le sort réservé à ses camarades qui allaient se déclarer comme partisans serait bien plus clément que le sien, mais on sent bien que quelque chose cède en lui à ce moment crucial qui l'expose à la volonté mauvaise de ses ennemis aux abois. Car après tout, rien ne l'empêchait de continuer à nier, ou même de se déclarer comme juif et partisan s'il voulait défier ses ennemis.

Dès lors son destin semble scellé. Il se retrouve enfermé dans un camp tenu par les Italiens à Fossoli di Carpi. Le camp est géré à l'italienne, sans brutalité ni mauvais traitement. On a l'impression qu'à ce moment-là une évasion est possible d'autant que P. Levi et ses compagnons savent par différents témoignages ce que les juifs subissent à l'est. Rien ne fut tenté ni individuellement ni collectivement et peu après que les Allemands se soient emparé du camp, il partit vers Auschwitz avec 650 compagnons de misère.

Parvenu à ce point, le psychanalyste qui se risque à écrire un essai sur une figure aussi fortement dessinée par sa rencontre avec l'histoire, est pris d'un doute. N'y a-t-il pas quelque indécence à vouloir mettre à jour les failles d'un sujet, ses points de butée, son impuissance générale, son recul devant l'acte?

Avons-nous affaire au même scrupule qui nous anime devant chaque sujet qui nous demande notre assistance et qui a subi un traumatisme réel précoce -sexuel le plus souvent- qu'il croit être à l'origine de ses malheurs, qu'il ne cesse de maudire et pour lequel nous devons ouvrir la voie de l'exhumation de son fantasme incestueux recouvert par la violence du trauma? La compassion nous est alors interdite qui nous fourvoierait dans une connivence malsaine avec le plus-de-jouir du sujet. Car il est bien clair que ces situations extrêmes où volent en éclats les barrières qui protègent le sujet d'une "jouissance innommable" le laissent, une fois passé le danger, aux prises avec une terrible nostalgie "c'est-à-dire le sentiment que cette vie dans laquelle il est plongé est bien ordinaire et banale par rapport à ce plus-de-jouir, où chaque jour était marqué par ce côtoiement avec la mort" (Charles Melman à propos de Jorge Semprun).

Primo Levi s'est suicidé un 11 avril* (1987), jour anniversaire du suicide de son grand-père paternel qui n'aurait pas supporté l'infidélité de sa femme, dans la même maison que celui-ci habitait, corso Re Umberto à Turin renouant ainsi pour le couper définitivement le fil d'un destin singulier enseveli sous l'histoire.
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© Georges Verdiani


* Cette coïncidence de date ne figure pas dans la biographie de M. Anissimov mais elle en a fait état oralement lors de la conférence plus haut évoquée.

A la mémoire de mon père, ancien F.T.P. - F.F.I.

 
 

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